Un peu plus de deux millions de rations sont distribués par le Croissant-Rouge algérien durant ce mois de Ramadhan. Reportage au cœur de la pauvreté ordinaire. Toutes les deux s'appellent Meriem. L'une vient de Chéraga, l'autre des Taggarins. Des premières rides parcourent leur visage. Elles ont la trentaine et déjà une longue et amère expérience de la vie. De guerre lasse avec le destin, subsistent les soupirs, le regard résigné et cet air effacé. Rien d'autre dans l'apparence des deux jeunes femmes ne trahit leur détresse. Leur misère n'est pas ostentatoire. Point de haillons. Enveloppées dans des vêtements longs et propres, elles dissimulent une indigence insoupçonnable. Dans la rue, elles se fondraient volontiers dans la foule. Seulement elles sont là. Un couffin serré contre le ventre, les deux Meriem attendent patiemment qu'on leur serve la soupe. Dans le petit vestibule, elles égrènent les minutes, confondues dans un silence gêné. Tout autour de la pièce, des chaises sont posées. À gauche sont assis les hommes, à droite les femmes. Les retardataires restent dehors. Debout sur le pas de la porte, ils tendent leur panier vide à des bénévoles qui s'empressent de les emmener dans les cuisines. Il est 17 heures. Le resto du cœur aménagé dans les locaux du Croissant-Rouge à Alger-Centre fourmille. En ce 15e jour de Ramadhan, les jeunes volontaires s'apprêtent à accueillir les jeûneurs. La plupart mangeront à table. Les autres, comme les Meriem des Taggarins et de Chéraga emporteront leur ratio dans des gamelles qu'elles iront partager avec leurs enfants à la maison. “Je suis bonne chez une dame. Comme je n'ai pas le temps de cuisiner, je viens m'approvisionner ici”, commence par expliquer Fadéla de Bouzaréah. Recroquevillée dans un coin de l'entrée, elle regarde par la fenêtre. La vision des SDF qui s'amassent au seuil du réfectoire semble la consoler de son sort. Elle, au moins, a la chance de gagner sa croûte en faisant des ménages de temps en temps. “Tout dépend de ce que veut bien me donner la patronne”, tempère la jeune femme. Rarement, elle a l'occasion de s'offrir des extras. 100 ou 150 dinars lui suffisent à peine à acheter du sucre, du pain, des pommes de terre et du lait. La viande, elle la pêche dans le menu du Croissant-Rouge pendant le Ramadhan. Les minutes continuent à défiler. Alger se vide peu à peu. Quittant leurs bouts de trottoirs, des vagabonds s'engouffrent dans la rue de Mulhouse. Des cuisines nichées dans les appartements du voisinage se dégagent des effluves de repas opulents. De la rue mulhouse Au Croissant-Rouge, le menu comporte l'indétrônable chorba, un gratin de pommes de terre, une salade, du yaourt en guise de dessert et des dattes ainsi qu'un verre de petit-lait en entrée. “La nourriture est convenable”, commente Abdellah. Assis sur le pilastre en ciment d'un poteau électrique, le bougre a les yeux rivés sur les nouveaux arrivants. Il est penaud. Il mange au Croissant-Rouge depuis quelques jours alors qu'il erre dans les boulevards de la capitale depuis 15 ans. Abdellah préfère taire les circonstances qui l'ont amené à quitter Souk-Ahras, sa ville natale. Le visage hirsute, les habits et la mine négligés, il survit grâce à l'aumône des passants. Le Ramadhan le rend gai. Car il a moins faim. Il donne du répit à sa panse que l'alcool a cloquée. Auparavant, le trimardeur avait l'habitude d'aller manger au réfectoire ouvert par l'APC d'Alger-Centre à proximité de la mairie. “Ce n'était pas bon !” coupe-t-il brusquement. La rencontre fortuite d'un gars du pays lui a fait grimper les escaliers du Croissant-Rouge. Comme lui, 450 âmes en peine se regroupent dans la cantine où la lumière, la chaleur des fourneaux et la bienveillance de jeunes hôtes les détournent de leur solitude. “Quelquefois, des SDF ayant déjà mangé ailleurs viennent ici pour bénéficier d'une autre part. Certains l'emportent pour le repas du shour”, note Aziz, le responsable du resto. Il coordonne le travail d'une soixantaine de bénévoles. Le nombre fluctue selon la disponibilité des volontaires. Ce mardi, 65 sont à l'appel. “C'est la première fois que je me mets au service du Croissant-Rouge. Sinon, le bénévolat, j'ai l'habitude”, soutient un étudiant en sciences exactes. La bouille très juvénile, il accomplit sa mission avec entrain et décontraction. Au resto, le sourire est servi avec la soupe. Le cuisinier, une toque sur la tête, sort de l'office. Il entreprend “les convives” bruyamment. Il fait le fou. Ses pantomimes font glousser les femmes. “Si Wahiba était là, elle en serait morte de rire”, dit Khadidja. Elle-même se laisse exhaler par cette récréation. En temps ordinaire, sa vie ne prête guère à rire. Ses parents étant décédés, Khadidja est responsable de 8 frères et sœurs, dont une handicapée. Aucun d'eux ne travaille. Pendant quelques années, la fratrie était réfugiée dans un centre de colonie de vacances à Aïn Taya où elle a été dirigée à l'instar d'autres familles sinistrées du quartier Cervantes à Belcourt. Durant cette période de grâce, les locataires bénéficiaient de la charité de l'Etat. Mais depuis leur retour dans le lotissement délabré, ils sont livrés à leur sort. Prise de court, Khadidja, comme ses voisins, a sollicité l'APC du coin. Ayant ouvert un point de restauration, la mairie du Ruisseau avait pour vocation d'aider les plus pauvres. Or, la preuve de ce dévouement était si peu convaincante que Khadidja est allée quêter sa soupe ailleurs. “Pour prétendre à un panier, il fallait être muni de jetons. Ceux-ci étaient distribués sous le manteau. Et puis, nous n'étions jamais servis en quantité suffisante”, confirme la jeune femme. ...Au Clauzel À Clauzel en contrebas de la place Maurice-Audin où un bienfaiteur privé a loué un local, l'appréciation des convives est également mitigée. “On nous donnait à manger la chorba cuite la veille, du fenouil et des betteraves”, critique Zoulikha. Habitant la Place des Martyrs, elle vient tous les après-midi à l'antenne du CRA pour remplir son couffin. Avec 250 points de restauration disséminés à travers le pays, dont une dizaine dans la capitale (implantée dans les communes pauvres comme Bourouba, Ouled Chbel, Baraki…), le CRA compte distribuer 1 500 000 repas à emporter et servir 800 000 autres à table durant le Ramadhan dans le cadre de l'opération meidet el-hilal. Jusqu'à l'heure, la palme est revenue à Sétif où près de 40 000 menus ont été concoctés. “Nous prévoyons toujours de la nourriture en grande quantité, car nous n'avons pas le droit de refouler des gens”, atteste Aziz, le chef du resto d'Alger-Centre. À la rue Larbi-Ben-M'hidi, le réfectoire aménagé dans le garage de l'ex-Union des médecins algériens est contraint de fermer ses portes après l'Adhan car il n'y a pas assez de place pour tout le monde. Le local attribué désormais à l'Académie africaine pour la paix et la réconciliation, dirigée par Djamel Ould-Abbès, ministre de la Solidarité nationale et de l'Emploi — qui est également président de l'ex-UMA —, est lové dans une impasse, au numéro 49. Des portraits de Abdelaziz Bouteflika ornent les murs du garage. Le sol en ciment vient d'être lavé. Il laisse échapper une odeur forte de détergents. Des tables rondes et nappées de papier blanc sont disposées dans le hangar. Des plateaux en fer garnissent certaines. Sur d'autres, des couverts classiques sont mis dont des bols devant accueillir la chorba. “L'autre jour, le ministre est venu à l'improviste. Il nous a réprimandés car nous avions servi la soupe très en avance”, relate Belarif Hichem responsable des lieux. Depuis, il s'attelle à rectifier le tir. Scrupuleux, il met à contribution son expérience d'ancien élu de la mairie de Chlef où il s'occupait des affaires sociales. “La détresse humaine m'interpelle”, révèle Hichem. D'adjoint au maire, il est devenu le photographe personnel du ministre qui l'a désigné pour diriger le réfectoire. Le personnel est formé de jeunes bénévoles auxquels le département de Ould-Abbès a promis de l'embauche. Tous les soirs, ils restaurent 270 démunis. “Il viennent de partout. D'Alger mais aussi d'ailleurs. Il y a les SDF, les zouafras (ouvriers travaillant dans les chantiers de bâtiment originaires de l'intérieur du pays), des individus chassés par leurs proches, des familles expulsées de leur logement ou ayant fui le terrorisme et réfugiées à Alger”, informe Hichem. Une sorte de salon est installé dans un coin du garage. Des familles y sont conviées à siroter du thé après le f'tour. L'occasion pour l'assistante sociale mobilisée par la DAS de s'enquérir de leur sort et de les porter sur son registre. Le nombre des convives augmente au fil des jours. Par ouï-dire, des sans-le-sou apprennent l'existence du resto. Certains en ont essayé un tas avant d'y atterrir satisfaits de la qualité des repas. “Nous avons un cuisinier formidable. Il fait une soupe aux navets savoureuse”, vante Hichem. Le chef est également bénévole. Il travaille dans un restaurant du quartier. Pour ce soir, soupe de poisson, paëlla, yaourt et kalbellouz sont au menu. Des plateaux de sardines frites sont disposés à même le sol, avant d'être mélangés à du riz. Le cuisinier engage une course contre la montre. Au CRA d'Alger-Centre, les premiers couffins bien agrémentés sont rendus à leur propriétaire. La pauvreté a-t-elle reculé ? Ali est soulagé. Il s'empresse de regagner El-Biar où il réside avec ses enfants. Le panier est un fardeau qui pèse sur sa conscience. En 1995, il perdait son emploi à l'entreprise de restauration de La Casbah d'Alger. Depuis, il survit grâce à de petits boulots. Pendant le Ramadhan, il fait l'économie du repas en venant s'approvisionner au CRA. Aïcha vit, quant à elle, à Boumati dans les environs d'El-Harrach. Avant de venir au CRA d'Alger-Centre, elle ne savait pas qu'un autre point de restauration était ouvert tout près de chez elle. Dévoilant avec peine sa condition, elle a fini par dire aux jeunes bénévoles que sa progéniture mange un jour sur deux. Combien d'Algériens jeûnent au-delà de ce qu'ils peuvent supporter ? Ould-Abbès a justifié la baisse du budget alloué à la solidarité pendant le Ramadhan (120 milliards de centimes contre 145 l'an dernier) par le recul de la demande. Etant directement confronté à l'essor de la pauvreté, le CRA se plaint pour sa part de l'insuffisance des ressources. Manifestement, le ministre ne sait pas que des gens font la queue pour une cuillère de chorba. Ils sont de plus en plus nombreux S. L.