Le gouvernement a décidé l'introduction du permis à points en Algérie pour lutter contre la délinquance routière. Chaque année, 3000 personnes viennent grossir les rangs des handicapés, victimes d'accidents de la circulation. Les conclusions du Congrès mondial de la prévention routière qui s'est tenu à Rotterdam aux Pays-Bas, les 24, 25 et 26 juin dernier, ont mis le doigt sur un point mis en arrière-plan par le passé. Avant les jeunes et les piétons, ce sont les pays à faible revenu qui sont le plus touchés par les accidents de la circulation. A présent, des voix de plus en plus nombreuses s'élèvent pour dépasser l'approche monocausale du carnage qui se produit sur les routes à travers le monde. Le non-respect des règles de la conduite automobile s'impose encore comme unique cause et comme unique voie à la recherche des solutions. S'appuyant sur un flux interminable de statistiques macabres, les partisans de l'approche monocausale suivent une orientation exiguë segmentant les causes en facteurs matériels et humains. Mais, des décennies après, toutes les solutions émanant de cette approche ont montré leurs limites. Le bilan macabre ne fait que s'alourdir. En fait, si les experts réunis à Rotterdam ont mis l'accent sur l'importance du rôle du PIB ou le revenu des populations, c'est que, désormais, une autre manière d'aborder le phénomène s'impose. Mais, pourquoi le niveau de vie joue-t-il un rôle aussi important dans la sécurité routière? Objectivement, le parc automobile dans les pays à faible revenu doit être moins dense que dans les pays riches où l'accès à la voiture est plus facile. En allant dans la rue interroger les populations, il s'avère que ce n'est pas du tout un paradoxe, mais ce sont des causes réelles qui demeurent encore ignorées. Ne faut-il pas s'interroger sur l'influence des conditions de vie sur le comportement du conducteur? Ne faut-il pas établir le lien entre la route comme espace de vie avec les autres lieux où évolue l'individu? Un accident, c'est tout un processus «Un comportement ou un acte qui provoque un accident est le résultat d'une chaîne d'autres actes du conducteur ou d'un ensemble de personnes ayant un lien avec la victime et le véhicule.» La voie de recherche de solutions pour les pays riches ne doit pas être la même que celle des pays pauvres. Les causes en majorité ne sont pas similaires. Si l'on admet que la route est un espace public comme tous les autres, il est facile de s'apercevoir de l'influence de l'état d'esprit de l'individu sur son comportement au volant. Nous avons recueilli beaucoup de témoignages qui corroborent ce postulat. «Je n'aime pas conduire quand je suis pressé», affirme Ahmed, un ancien chauffeur de taxi. «J'ai fait plusieurs accidents en effectuant un dépassement précipité», conclut-il. Mais, en fait, si être pressé influe sur le comportement au volant, peut-on calculer le nombre de causes de retards? «Dans ce pays, il n' y a que des gens qui te rendent la vie insupportable», ajoute Yacine, un conducteur, la trentaine. «J'ai fait un accident à cause d'un dossier», affirme-t-il encore. Ces propos ne sont pas bizarres car en continuant, il expliquera qu'il a traîné toute la journée dans différentes administrations pour constituer un dossier. La bureaucratie, les chaînes devant les guichets à la mairie et les fonctionnaires tortueux ont fait de lui un danger potentiel sur la route. Le stress, la colère, la fatigue ne sont pas les causes mais le résultat d'influences accumulées avant d'arriver au volant et sur la route. «Parfois, je remercie Dieu en m'apercevant que je conduis en réfléchissant à d'autres choses», dit Saïd un autre chauffeur âgé. «Comment voulez-vous qu'un salarié qui s'endette tout le mois et qui ne perçoit pas son salaire à temps ne soit pas distrait au volant?», nous interroge-t-il. Ainsi, si la responsabilité pénale échoue incontestablement sur l'auteur de l'accident, on ne peut exclure pour autant la responsabilité des personnes aux actes influents. «Je me suis retrouvé dans un ravin à cause de l'absence d'un panneau qui avertit d'un grand virage subit», raconte Saïd, un autre chauffeur de taxi. «Les responsables locaux comme le maire doivent veiller aussi à ces choses-là», continue-t-il. Il n'y a pas de facteurs matériels mais des causes humaines «Beaucoup d'accidents mortels sont provoqués par des défaillances techniques: des pièces détachées de mauvaise qualité. Encore plus nombreux sont ceux causés par un mauvais fonctionnement du véhicule. Mais une plaquette de frein de mauvaise qualité peut-elle comparaître devant le juge?» Ils sont nombreux les témoignages qui parlent d'accidents à cause d'une plaquette de frein à titre d'exemple. Ils le sont autant ceux qui nous ont soulevé d'autres problèmes techniques comme les divers réglages du véhicule. «Ça fait longtemps que je ne trouve pas un mécanicien qui peut me réparer cette panne. Ils ne maîtrisent pas les nouvelles technologies, nos mécaniciens!», affirme Ali, un conducteur retraité avec un véhicule nouveau modèle. «Je connais beaucoup de conducteurs qui ne savent pas lire. Comment font-ils pour lire les panneaux?» s'interroge Amar, jeune conducteur. «Il y a beaucoup de panneaux qui ne sont pas faits uniquement de signes et ils sont très importants», poursuit-il. «Ne doivent-ils pas suivre des cours d'alphabétisation avant ceux de la conduite?», suggère-t-il. Nous avons recueilli aussi un grand nombre de témoignages où l'on se plaint des conducteurs qui ne connaissent même pas les priorités dans les intersections. «Vous ne savez pas qu'on obtenait son permis de conduire au prix d'un bidon d'huile, il n'y a pas si longtemps?» dit Amar, satirique. En fait, il y a beaucoup de témoignages allant dans ce sens. L'état du véhicule compte pour beaucoup dans son évolution sur la route. Mais si ce dernier est défaillant, toute une chaîne de personnes en sont à l'origine. Ce n'est pas la faute au véhicule s'il trahit son conducteur en cas d'arrêt subit. C'est le chauffeur qui est pénalement responsable, mais pourquoi ne parle-t-on pas de ce mécanicien qui a fait un mauvais travail ou de ce vendeur qui vous fourgue des pièces détachées de mauvaise qualité? Ce n'est pas le mauvais conducteur qui provoque l'accident, c'est l'examinateur qui lui délivre le permis. Ce n'est pas la plaquette de frein qui est fautive ou criminelle mais c'est son fabriquant et son vendeur. Toutes ces personnes font partie en amont de la chaîne d'influence qui conduit à l'accident. Une responsabilité pénale et morale «Nous sommes tous, d'une façon ou d'une autre, responsables de ce carnage. Nous avons tous, de loin ou de près, du sang sur les mains.» Pour revenir aux conclusions du Congrès de Rotterdam, les experts dont ont fait partie les animateurs algériens de l'Association des amis de la route, ont apporté une vision nouvelle de ce phénomène. Le niveau de vie duquel dépend étroitement l'état d'esprit des individus et leurs comportements joue ainsi un rôle important dans les accidents de la circulation. Les solutions apportées dans les pays développés ne peuvent pas forcément toutes convenir aux pays pauvres ou en voie de développement. Le comportement du conducteur de ce côté n'est pas systématiquement le même, de l'autre. L'acte qui provoque un accident et qui est le résultat d'une chaîne d'autres actes dans ces pays ne peut pas forcément être le même ici. Les influences sur l'état d'esprit des populations d'un pays ne sont pas toujours les mêmes dans d'autres. Pour nous, il convient de se pencher sur une multitude de causes, toutes humaines mais de diverses natures. L'agressivité engendrée par tous ces manques, ces tracas quotidiens, ces attentes insatisfaites, cette bureaucratie tortueuse, ces mécaniciens qui ne suivent de stages de perfectionnement, ces trafiquants de pièces détachées, ces bouchons créés par des dos d'âne et autres, nous suivent même au volant sur la route. Nous oublions, nous aimons transgresser les lois et surtout les ceintures de sécurité, nous vociférons, nous klaxonnons, nous faisons des accidents mais, surtout, nous tuons. La route est un espace comme tous les autres. Elle est comme le café maure, le stade de foot, le jardin public, le lieu de travail. Nous y traînons nos joies et nos malheurs, nos angoisses, notre incivisme et notre agressivité. Mais tous ces comportements et ce tempérament sont acquis ailleurs. C'est une perpétuelle et inéluctable interaction sociale et individuelle. Une nouvelle communication s'impose pour axer sur la responsabilité de tous dans ce carnage qui continue d'endeuiller des milliers de familles. Ce carnage qui continue de faire des handicapés à vie et des orphelins. Que valent les statistiques si elles ne font pas émerger une prise de conscience et un sentiment de responsabilité individuelle chez chaque individu? Du chauffeur fautif au fonctionnaire de mairie tortueux, du mécanicien au maire qui oublie de réclamer des panneaux sur ses routes, nous avons tous, d'une façon ou d'une autre, une responsabilité dans l'accident. Parallèlement à la dissuasion par la responsabilité pénale, qui peut nous persuader que nous avons tous, de près ou de loin, une responsabilité morale... et du sang sur nos mains?