Les hommes ne s'instruisent que par l'expérience, sans doute, mais pourquoi ne commencent-ils que par le mépris de l'autre? Question simple et réflexion populaire que j'ai retrouvées, grâce à mon neveu Kamel, qui m'a donné l'occasion de relire Une Campagne en Kabylie (*) d'Erckmann-Chatrian dans l'original même d'une réédition illustrée de 1876, intitulée Contes et Romans alsaciens. Le récit évidemment tire l'oeil et par le titre et par le nom de l'auteur, et par le pseudonyme, dois-je préciser, d'Emile Erckmann (1822-1899) et Alexandre Chatrian (1826-1890). Ce sont deux écrivains français, tous les deux brillants dans leurs écrits et qui, par un bienheureux hasard, se sont mis, de 1849 à 1892, à publier ensemble, sous ce double nom Erckmann-Chatrian (cependant, Emile Erckmann étant le maître du tandem), des histoires sur l'Alsace-Lorraine, - «leur source constante d'inspiration littéraire». L'un est né à Phalsbourg (en allemand Pfalzburg), une commune française, située dans le département de la Moselle et la région Lorraine; l'autre à Abreschviller, au lieu-dit Soldatenthal (qui veut dire «La Vallée du Soldat»), un hameau que l'administration française, en 1918, a bizarrement débaptisé «Grand-Soldat». Dans les écoles d'Algérie, au temps de la colonisation française, les bibliothèques étaient fournies en oeuvres d'Erckmann-Chatrian: L'Ami Fritz (histoire d'un conscrit de 1813), Waterloo (suite du Conscrit de 1813), Le Juif polonais (drame), Les Deux frères,... Les oeuvres de cet auteur étaient nettement en faveur auprès du ministère de l'Education dans la Troisième République. Mais, à ma connaissance, il était rare de trouver dans une bibliothèque scolaire ce titre: Une Campagne en Kabylie, récit d'un Chasseur d'Afrique. Pour quelle raison? Les instructions officielles du système éducatif colonial étaient, pourrait-on dire, impénétrables, mais de plus, l'esprit colonial ne révélait ses desseins qu'à ses seuls serviteurs... D'abord dans quelles circonstances, ce récit a-t-il été écrit? Il faudrait peut-être savoir qu'Emile Erckmann, qui était recherché, en 1872, par les Prussiens qui occupaient l'Alsace et la Moselle, fit, au cours de son refuge à Paris, la connaissance d'Alban Montézuma Goguel, un Lorrain ayant longtemps travaillé en Egypte à la construction du canal de Suez. Le Lorrain l'accueillit dans sa maison de St-Dié, mais bientôt, Erckmann était pris d'«une envie furieuse» de revoir l'Alsace. Pour l'empêcher de prendre ce grand risque, Goguel l'incita à l'accompagner dans son voyage en Egypte et dans l'Orient méditerranéen. Erckmann accepta. Ce qu'il découvrit le long du trajet, il l'exprima par écrit à Chatrian: «C'est la première fois que nous sortirons d'Europe. Paysages, figures, tout est nouveau...Il faudra que le monde oriental y soit solidement indiqué, la couleur vive, originale de ces pays-là, devra ressortir avec une grande vigueur, mais sans exagération.» Au cours de ce périple, comme son ami Goguel lui rapportait les souvenirs de son engagement, en 1871, parmi les troupes chargées de réprimer l'insurrection de la Grande Kabylie, Erckmann acheva de rédiger ce qu'il avait déjà commencé en grande partie pendant ce voyage, et le publia, en 1873, sous le titre «Une campagne en Kabylie, récit d'un Chasseur d'Afrique». Ce récit s'inscrit en droite ligne dans la spécialité du couple d'auteur: fiction militaire dans un mode rustique influencé par les conteurs de la Forêt-Noire, nationalisme exalté, antimilitarisme, sentiments antiprussiens. Mais l'étonnant est que, s'agissant de l'Algérie, le récit n'est rien d'autre que les tribulations «historico-militaires» d'un maréchal des logis allant de «Blidah» rejoindre le détachement à Tizi-Ouzou avec quatre chasseurs d'Afrique, fumant leur pipe et non montés. Cet «Homme de paix, un homme amoureux des abeilles et de tout ce qui regarde la vie des champs» parle sans ambages: «J'ai toujours eu plus de plaisir à me sentir un bon cheval entre les jambes, un sabre à la ceinture et un mousqueton sur la cuisse, que d'être assis devant une charrette pour conduire des légumes au marché.» Il traverse les régions une à une, les décrivant avec fantaisie, humeur et angoisse fortement teintée d'un héroïsme burlesque, buvant l'absinthe et appelant l'ennemi - le peuple à combattre, à terrasser -, indifféremment tantôt arabe, tantôt kabyle, tantôt «ces gens-là». Sur le chemin, il découvre les populations de Dalmatie, de l'Arba, et le «Tombeau de la Reine, et tout au bout de l'horizon, le grand mont du Zackar», puis, de temps en temps, dans sa marche, il déclare admiratif: «C'était quelque chose d'immense, personne ne peut se faire une idée de cette abondance des biens de la terre.» Il observe au passage que «le chef d'un bureau arabe, quand ce serait le plus petit de tous, est une fameuse place, surtout en ce qui regarde les impôts. Un simple sous-lieutenant, ruiné de fond en comble par le jeu, par le luxe et toutes les mauvaises habitudes, lorsqu'il a la chance d'être attaché à quelque bureau arabe, paye ses dettes rapidement: il s'achète des immeubles, il monte des chevaux magnifiques, il marche sur des peaux de lion, enfin il mène un train de pacha, et tout cela avec sa paye de sous-lieutenant!» La route est longue, et le maréchal des logis s'enrichit la mémoire en peignant le pays: la nature, la faune, la flore et ses hommes. Il dira, reprenant les souvenirs de Goguel parlant des hommes: «Ils ont toujours eu plus de confiance dans leurs rochers que dans la parole des généraux. [...] Je n'ai pas été toujours détaché instituteur adjoint: j'ai vingt-trois ans de service; j'ai suivi le 1er zouaves dans plus d'une expédition, et je connais ces gens-là mieux que vous; en 1857, ils nous ont donné du fil à retordre...Le colonel Beauprêtre...Ah! quel homme!...C'est lui qui savait prendre les Kabyles, et qui n'épargnait pas leurs têtes.» Il narre, par la suite, les affrontements pleins de ruses et de détermination à Azib-Zamoun, à Si-Kou-Médour, à Bordj, à Fort-National, à Tizi-Ouzou,...entre les chasseurs d'Afrique, des réchappés de Sedan, et l'armée du caïd Ali. Et les expéditions aussi contre «Ces Béni-Ratem, ces Maâtka et tous les autres kabyles [qui] vivent donc dans les airs, et font semblant de se soumettre, quand ils ne sont pas les plus forts». La narration est d'un réalisme atroce: les accrochages, les guets-apens, les embuscades, les agressions, les attaques, les crimes, les viols, les sacrilèges, les face-à-face avec «l'ennemi» et les incendies des maisons des populations, le tout avec une précision enjouée, tandis que «Les gueux, disait Goguel, étaient hors de portée» et que «du côté de Bordj-bou-Arraidj les affaires se gâtent; que Mohamet-el-Mokrani s'est révolté...» Et bientôt arrivait le tour du village d'Echerridene: «Ce grand village était détruit: les gros arbres étaient coupés et les petits tellement fauchés par la mitraille, qu'on aurait dit des blés couchés sur leurs sillons?» Aussi le maréchal des logis, sur le point de regagner ses foyers, pouvait-il oublier ou maudire le gourbi miséreux, laissé derrière lui, et pourtant rageusement incendié par ses chasseurs. Il pouvait aussi se rappeler la jolie maison et son verger, «une heure de marche après la grande côte d'Azib-Zamoun» et tout en se frottant les yeux pour se convaincre que l'endroit «c'est le paradis terrestre». Il pouvait enfin - car fier soldat qui se comprenait bien - continuer à chantonner «Que la Campagne était belle!» et penser déjà avec nostalgie: «Ah! oui, c'était beau!...Quelle colonie nous aurions là, si l'émigration s'y était portée depuis trente ans! [...] Mais le régime du sabre empêche tout!» Pour écrire l'histoire de l'Algérie - ce que tout le monde veut -, de tels souvenirs des acteurs même de la conquête sont, après tamisage, justement de précieux ingrédients d'exorcisme à la raison... (*) UNE CAMPAGNE EN KABYLIE par Erckmann-Chatrian J. Hetzel et Cie, Editeurs, Paris, 1876, 35 pages (d. col., 18,5 x 27 cm)