Cervantès et nous Mon aïeul Cheikh Zoubir La première fois que j'ai entendu parler de Shakespeare c'était à Koléa, au cours d'une cérémonie de mariage. J'avais dix-huit ans. Un cousin, âgé de quatre ou cinq ans de plus que moi, avec lequel je partage le nom de famille, souligna fermement que Shakespeare était en réalité un de nos ascendants puisque que son vrai nom était Cheikh Zoubir - comme Avicenne et Averroès ne sont que les noms déguisés d'Ibn Sina et Ibn Ruchd -, que l'Occident a usurpé à l'Orient… Avant de vous inviter à l'une des admirables invraisemblances que mon cousin énonça éloquemment, je dois ajouter que des émois comparables existent ailleurs et que c'est bien ça qui fait de Shakespeare un folklore universel. Par exemple, lors de la célébration du quatre centième anniversaire d'Othello, tenue au Globe, à Londres, Peter Spottiswoode, son directeur, déclara au journal Daily Star, qu'il rencontra un visiteur qui lui affirma que le personnage d'Othello était basé sur la personnalité de l'ambassadeur du Maroc qui avait séjourné en Angleterre à partir de 1600. Ailleurs, un autre chercheur, Martino Iuvara, déclara quant à lui que Shakespeare était né à Messine ; qu'il était un italien du nom de Crollalanza ; que des prêtres franciscains lui enseignèrent tout ce qu'il propagea dans ses œuvres ; que Crollalanza connut Giulietta, qui se suicida à seize ans après l'opposition de ses parents à son mariage avec Crollalanza… (Cf. article d'Amanda Mabillard, sur http://shakespeare.about.com) Mon cousin fait partie de ce folklore de manière aussi séduisante. « Vous ne voulez pas croire, disait-il, que Shakespeare est un maure, un berbère, un kabyle, un touareg, un sarrasin, un arabe ou un sémite de chez nous, parce que vous ne savez pas que ce nom anglais est une fabrication de 'Shake', qui veut dire 'agite', et 'Spear', qui veut dire 'la lance' ; que seul un Cheikh peut agiter les mots comme une lance sur un champ de bataille. Et que seul un Cheikh peut demander à ses personnages de faire des prières pour aller au paradis. » (« Go with me, like good angels, to my end ; /And, as the long divorce of steel falls on me, /Make of your prayers one sweet sacrifice, /And lift my soul to heaven ». Henry VIII (1613). Act 2, sc. 1.). C'est ainsi que Shakespeare réunit les savants en quête d'originalité et enlève l'opportunité de répondre catégoriquement à toute plausibilité. D'autres plausibilités placent Shakespeare hors de la perception permise par le quotidien : parfaitement admissibles pour certains, complètement incroyables pour d'autres. Cependant, elles sont toutes dignes du génie de mon cousin. Toutes expliquent aussi habilement pourquoi notre contiguïté avec Shakespeare nous rapproche aussi de Cervantès. Laissez-moi d'abord rappeler que Cervantès a lui-même déclaré dans le long prologue de Don Quichote que Sid Ahmet Bengéli en est le véritable auteur ; que cet historien arabe est le seul responsable des aventures où le pauvre Sancho est entraîné malgré lui (p.101 dans la traduction de Louis Viardot de 1859). Francis Carr, quant à lui, parle de la thèse que l'écrivain Carlos Fuentes a construite pour montrer que Cervantès et Shakespeare ne sont en fait qu'un seul et même homme ! Ce qui, vous pouvez le voir, expliquerait pourquoi la commémoration de la mort de ces deux hommes se fait le même jour. Francis Carr cite Cervantès dans la version anglaise pour expliquer que si Carlos Fuentes déclare aussi que Cervantès est un Arabe, c'est parce que Cid (ou Sid) veut dire en arabe Maître et que Ben-engeli (ou Bengéli) veut dire fils de… pour la syllabe Ben et pour les deux autres syllabes engeli : l'arabe pour Angleterre ou inglaterra. Que ce nom signifie donc : Maître de l'Angleterre et que, grâce à d'autres acrobaties qu'il serait trop long d'énumérer ici, Cervantès et Shakespeare sont deux noms pour une seule et même personne (voir www.sirbacon.org/links/carrquixote.html). Conviés à nos cérémonies ou à des débats experts dans les amphithéâtres et les revues spécialisées, Shakespeare, Cervantès et beaucoup d'autres ne sont en réalité que la propriété légitime de ceux qui, comme mon cousin, en prennent audacieusement possession. Abdelhamid Zoubir, enseignant-chercheur Angliciste algérien de renom, il enseigne en Grande-Bretagne. Auteur de plusieurs publications sur la langue anglaise et la littérature américaine à l'OPU, en GB et aux USA. Le paradoxe du pont De Cervantès je ne connais (et encore !) que Don Quichotte. J'ai, en revanche, beaucoup lu les pièces de Shakespeare. J'ai pu voir jouer sur scène Richard III, Hamlet et Songe d'une nuit d'été… Enfant, j'ai eu entre les mains une version illustrée du Don Quichotte qui me faisait rêver. Je me souviens que les « grands » évoquaient souvent l'histoire de cet homme qui se battait contre des moulins à vent. Je crois que c'est comme ça que j'ai approché les idées de « rêve » et de « chimère ». Mais, tout cela était confus dans mon esprit. Je lisais (en fait, je regardais surtout les illustrations) et une sorte de magie s'opérait. Ce n'était pas le même effet avec Shakespeare qui me faisait peur à cause du fantôme dans Hamlet. Plus tard, j'ai acheté les deux volumes complets de Don Quichotte en format « poche » et j'ai découvert à la fois le mystère, la poésie et l'humour de Cervantès. Pour moi, il est unique. L'œuvre de Shakespeare est fascinante. Grâce à lui, j'ai compris que le théâtre pouvait pénétrer les tréfonds de l'âme humaine avec force sans verser dans le psychologique et qu'il pouvait se permettre tous les « dépassements ». Par exemple Roméo et Juliette est d'une richesse inouïe. Les quiproquos, les situations embarrassantes, l'humour… là encore, se redécouvrent à chaque lecture et ne « vieillissent » pas. Cervantès, d'après ce que je sais, comme Rabelais en France, a créé le genre romanesque, sans doute bien après Apulée de Madaure, notre compatriote, qui a été le premier romancier de l'humanité. Pour moi, Don Quichotte est une œuvre universelle majeure. Aujourd'hui encore, Cervantès et Shakespeare continuent à être lus, édités, traduits. Les pièces de Shakespeare se jouent encore, s'adaptent à des mises en scène modernes et « ça marche » toujours ! Il est vrai que les traductions que nous lisons maintenant n'ont plus rien à voir avec le texte original. Un ami metteur en scène m'a dit un jour que c'est pour cela que les adaptations de Shakespeare sont plus faciles en France qu'en Angleterre, puisque les Anglais se doivent de respecter le « vieux parler »… Les Algériens ont parfois connu les adaptations égyptiennes de Shakespeare qui ont été filmées. J'ai un vague souvenir d'une comédie musicale et d'un air « cléopâtrrrra !!!!!!! »… Il y a, bien sûr, la fameuse grotte où s'est réfugié Cervantès à Belcourt et que la mémoire populaire de la ville nomme encore aujourd'hui : « La grotte Cervantès ». Tout le monde ou presque connaît la fameuse tirade « Etre ou ne pas être », et beaucoup de gens peuvent citer Don Quichotte, Hamlet, Othello. L'écrivaine algérienne Younil, dans son magnifique Œil du chacal, a écrit deux « Don Quichotte ». Une preuve encore de la « modernité » de Shakespeare : avec Chrysalide, nous avons joué il y a quelques années une adaptation de Roméo et Juliette, où Roméo était un homosexuel. Cela était parfaitement vraisemblable. Ce qui est certainement universel chez ces deux auteurs, c'est que nous soyons encore étonnés et heureux de découvrir et de redécouvrir leurs œuvres aujourd'hui. Kundera, dans Les testaments trahis, évoque magnifiquement Cervantès. Selon lui, trop d'auteurs contemporains aujourd'hui, en se prenant trop au sérieux, n'atteignent plus cette totalité du roman (fiction, dérision, humour, gravité, dépassement…). Cette littérature est universelle aussi parce qu'elle dépasse même la littérature. Elle atteint une sorte de globalité de l'existence et de l'univers. La meilleure preuve de cela, je la vis en tant qu'enseignante de mathématiques. Pour aider mes étudiants en logique mathématique à illustrer et mieux comprendre la notion de paradoxe, j'aime leur donner à lire et commenter un extrait du Don Quichotte (le fameux paradoxe du pont). Et je peux vous assurer que cela leur est utile. Hajar Bali, auteure de théâtre Sa dernière pièce Rêve et vol d'oiseau montée par l'association Chrysalide sera jouée en mai à l'amphithéâtre de l'Opéra de Lyon. De Hamlet à Don Quichotte Au sortir du Sénat de la République romaine, Antoine, alias Marlon Brando, dans la fameuse tragédie de Shakespeare, lance l'une des plus belles tirades du cinéma universel. Nous nous y reconnaissons, surtout, par les temps qui courent : assassinats politiques, traîtrises etc. Jacques Berque considérait que les Arabes d'aujourd'hui ressemblent tant à Hamlet, en ce sens que ni eux, ni lui, ne savent où donner de la tête. Berque n'a pas trouvé mieux que d'aller fouiner dans l'œuvre de Shakespeare pour établir un tel parallèle qui, en fait, n'en est pas un. Taha Hussein, le préfacier de la traduction de Shakespeare en langue arabe, considérait pour sa part que l'Occident est une partie de l'Orient. Ils se font la guerre parfois, mais se complètent la plupart du temps. C'est dire l'universalité d'une œuvre au travers des rencontres qui se font par le biais des traductions, du cinéma, de la télévision, de la littérature comparée, des œuvres picturales, de la sculpture, des études psychologiques et psychanalytiques etc. On ne se dispute plus la paternité de Shakespeare comme faisaient les différentes villes grecques à l'endroit d'Homère. Il est universel. En d'autres termes, il est algérien, turc, japonais, éthiopien etc. Son passeport est libellé dans toutes les langues du monde. Avec Cervantès, le statut est tout autre, du moins, en ce qui concerne l'Algérie et le monde arabe. On lui reprocherait indirectement le fait d'être allé guerroyer à Lépante, en 1571, contre l'empire ottoman, et quelques phrases où il prend à partie le monde musulman. Si la traduction de son Don Quichotte, sous la plume de Abderahmane Badaoui, dans les années quarante n'a guère suscité d'opposition, celle réalisée dans les années quatre-vingt dix, en Egypte même, a soulevé un tollé général de la part de certains milieux proches des extrémistes. Du reste, cette traduction a été passée au pilon ainsi que d'autres œuvres du patrimoine classique, comme celles d'Ibn Arabi, Les Mille et Une Nuits, etc. Le véritable Cervantès reste, cependant, à découvrir, celui qui, en dépit de ses mauvais souvenirs dans les geôles ottomanes d'Alger, a su, mettre au- devant de la scène l'idée des « contraires » telle qu'elle a été mise en relief par Al Mutanabbi et Al Djahiz. En effet, on a souvent parlé de roman picaresque, plutôt que de roman des contraires. Don Quichotte qui tient de la chimère, aurait-il pu exister sans sa « Dulcinée », ou encore sans cette ombre qui le suit pas à pas, entendez Sancho Panca, cette créature gargantuesque ? Cervantès, le Castillan, a-t-il eu vent des écrits de l'Egyptien, Ibn Iyas, qui, comme lui, et en son temps, avait rassemblé tout ce qu'il y a de plus antinomique dans l'histoire du Moyen-Orient ? Il n'y a pas que le côté picaresque qui importe dans l'œuvre de Cervantès, il y a aussi, et surtout, l'apport culturel de l'Afrique du Nord et du monde méditerranéen en général. En d'autres termes, Cervantès a quelque chose d'algérien, de nord- africain. Côté politique, le manchot de Lépante (ndlr : il avait perdu un bras lors de la bataille précitée) est on ne peut plus moderne. Les ébauches faites, aujourd'hui, pour un dialogue entre les civilisations de la terre remettent sur le tapis tout ce qui a été entrepris depuis le XVIe. Il y a lieu de noter que de tous les grands hommes de lettres qui symbolisent leurs nations respectives, Cervantès est le seul à déroger à la tradition : il n'était pas poète, mais, prosateur au premier chef. Merzac Bagtache, écrivain Romancier et nouvelliste, il a traduit également plusieurs œuvres littéraires. Il est chroniqueur au supplément Arts & Lettres d'El Watan. Don Quichotte Soufi ? J'ai découvert Shakespeare à Damas, durant mon enfance, et Cervantès à Alger, durant mon adolescence. La première œuvre de Shakespeare que j'ai lue, c'était Othello. Je me souviens que j'avais à peine 11 ou 12 ans. Mon père avait dans sa bibliothèque plusieurs œuvres du dramaturge et c'est là que je les ai découvertes. Je suis entrée dans cette œuvre par la langue arabe puisqu'il s'agissait de traductions effectuées par Amina Saïd, une éminente journaliste et femme de lettres syrienne qui a été rédactrice en chef de la revue féminine Hawa. Bien sûr, vu mon âge, ce n'était pas évident d'accéder à des textes de pièces de théâtre bien que j'étais une lectrice précoce et que j'avais lu à la même époque, toujours en arabe, Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell et une ou deux œuvres de Tewfik El Hakim, notamment L'âne. En tout cas, c'est avec Shakespeare que j'ai trouvé le goût de la lecture des pièces de théâtre. Et peut-être qu'aussi cela a influé, plus tard, ma vocation pour la traduction. En tout cas, malgré (ou à cause de) mon jeune âge, Othello m'a marquée profondément. Je comprenais l'histoire même si ce n'est que plus tard que j'ai pu découvrir ses subtilités. D'ailleurs, avec des écrivains de cette envergure, qui peut dire qu'il les a découverts pour de bon ? On peut relire deux, dix ou cent fois un texte de Shakespeare et à chaque fois découvrir de nouvelles subtilités. Ce sont des textes aux facettes innombrables, avec des tiroirs secrets, des portes dérobées, des passages en chicane… Chaque texte est un monde. Je me souviens d'ailleurs d'un voyage en Kabylie avec des amis, un voyage extraordinaire, improvisé, un des plus beaux de ma vie. Peut-être d'ailleurs était-il extraordinaire parce qu'improvisé ? On était en 1982. Nous lisions à haute voix Othello sur ces routes montagneuses et je m'étais rendue compte que je le découvrais à nouveau. Avec cette pièce, il y a aussi Le Marchand de Venise qui m'a profondément impressionnée. Et avec le recul, je constate que c'est la présence forte de l'Orient dans ces pièces qui m'attirait et me fascinait, d'autant que je les avais initialement lues en arabe, avec toute la riche ambiance et les sonorités que charrie cette langue. Oui, vraiment, ce rapport à l'Orient a constitué un agent facilitateur si je puis dire, pour pénétrer l'œuvre de Shakespeare et acclimater mon imaginaire à celui de l'auteur. C'est une chose si importante dans mes parcours littéraires et même psychologiques qu'aujourd'hui, quand je veux méditer ou me purifier de la médiocrité, je plonge dans les œuvres de Shakespeare, à la différence que je le fais maintenant dans « la langue de Shakespeare ». Quand je suis allée en Angleterre, j'ai tenu ainsi à me rendre à Stantfort, la ville du grand dramaturge, et à visiter à Londres son théâtre reconstitué. Ce qu'il y a dans tout cela de merveilleux, c'est que n'ayant aucune difficulté à lire Shakespeare en anglais, même en vieil anglais, quand je pense à ses œuvres, ses personnages, ses répliques, c'est en arabe que je le fais ! Cela s'explique parce que je l'ai connu dans cette langue quand j'étais enfant et, à cette période de la vie, les choses se gravent profondément dans la pensée et l'affectif. Mais c'est aussi une preuve de l'universalité de Shakespeare. Pour Cervantès, ma découverte a été plus tardive. Il a fallu que je le connaisse à Alger, une ville où il a vécu, sans doute malgré lui, mais où il a vécu et qui l'a influencé. J'étais au lycée. Ce personnage incroyable et pourtant crédible de Don Quichotte m'a fascinée tout de suite. C'est l'absurdité de l'existence, la vanité de la vie, la grandeur de la générosité sans bornes ! Cette admiration s'est renforcée aussi avec l'œuvre merveilleuse de Jacques Brel sur ce personnage… Donc Cervantès pour moi, c'est Don Quichotte. En lisant ses aventures, on retrouve les décors de l'Andalousie, une certaine présence arabe et musulmane, la sagesse qui d'ailleurs peut mener à la folie. Le personnage a quelque chose des mystiques soufis, cette quête de l'Absolu… J'ai vu l'endroit à Alger où Cervantès a vécu. J'ai eu du mal à l'imaginer. Je ne le sentais pas. C'est une sensation bien sûr, quelque chose de complètement subjectif. Je ne sais pas pourquoi mais, alors que Cervantès a vécu à Alger, qu'il a un lieu et une histoire dans cette ville, c'est Shakespeare qui paraît plus connu. Tout le monde chez nous sait que c'est un grand homme de lettres. On connaît son nom comme certains connaissent le nom de Picasso, sans connaître sa peinture ni même la peinture. Sa notoriété est grande et vous pouvez entendre quelqu'un de très peu instruit dire en plaisantant à quelqu'un qui parle anglais : « tu te prends pour Shakespeare ? » Et bien que je sois paradoxalement plus poussée vers Shakespeare que Cervantès, c'est ce dernier qui m'a le plus influencée dans mon écriture. C'est naturel dans le sens où j'écris des romans et que Cervantès est un précurseur du genre. J'aime ses descriptions pointues des décors, des personnages et des situations. Au théâtre, l'auteur n'apporte que les dialogues et le reste revient au metteur en scène et aux comédiens. Dans mon premier roman d'ailleurs, il y a peu de dialogues. Mais enfin, c'est la première fois que je réfléchis vraiment sur ces questions et cela mériterait sans doute un examen plus attentif. Inaâm Bioud, Ecrivaine et traductrice Auteur de romans et de recueils de poèmes, également peintre, elle est docteur d'Etat en interprétariat et traduction et dirige l'Institut arabe de traduction. Entre peur et fascination Il est pour moi très curieux d'associer deux monstres de l'écriture tels que Cervantès et Shakespeare déjà par le fait de leurs immenses notoriétés - qui me paralysent les méninges- mais surtout parce que je les ressens très différemment dans mon imaginaire de lectrice et dans la vision que je me suis créée de leur vie. Le premier à les avoir ainsi jumelés n'était autre que Victor Hugo sur la base de cette date présumée unique de leur décès, le 23 avril 1616, ignorant à l'époque que l'Espagne était passée au calendrier grégorien mais cela n'a pas empêché les amoureux du surnaturel d'y voir une consonance mystique. Pour ma part, je n'arrive pas vraiment à situer ma rencontre avec chacun d'eux, ils sont tellement populaires et gigantesques l'un et l'autre que je ne pense pas les avoir réellement rencontrés dans l'écriture. Quelle impression puis-je garder aujourd'hui de ma lecture de Roméo et Juliette, de Hamlet ou du Roi Lear ? D'où me vient cette fameuse question d'être ou de n'être pas ? La réalité est que j'ai lu Shakespeare pendant mes années de lycée, pour me défendre de certaines lacunes et affirmer mon intérêt pour les lettres Je dirai même que je les ai tous les deux survolés comme bon nombre d'auteurs classiques et intimidants dont la passion est difficile à atteindre. Aujourd'hui seulement, j'ai conscience que la rencontre avec un auteur ne se fait pas au hasard. Si je prends comme exemple Notre Dame de Paris pour revenir à Hugo et cette fameuse comédie musicale qui s'en est inspirée il y a quelques années, que je n'ai pas vue du reste, ceci peut être un événement qui permettra à un adolescent ou à un individu d'aller chez un libraire et de se plonger dans Hugo ou inversement. Soyons sérieux, avez-vous déjà vu jouer du Shakespeare à Alger pour le découvrir dans sa splendeur ? Pour ma part, je n'ai eu cette occasion ni ici ni ailleurs. J'avoue donc garder une crainte quasi-scolaire de cet auteur boulimique de l'écriture et génie de la langue qui porte son nom. Quand au père de Don Quichotte, j'ajouterai seulement qu'il inspire pour moi cette double fascination que Stéphane Zweig définirait par la poésie d'une vie, un peu à la façon de Rimbaud. Cervantès a su aussi réinventer sa vie dans une anarchie assumée et réinventer la littérature hispanique par la nouvelle et le roman burlesque. Il est quand même impressionnant de se perdre sur un sentier au-dessus de sa cellule algéroise, sur les hauteurs de Belcourt, où de jeunes fumeurs de pétards rêvent de se faufiler dans les bateaux qui partent au loin, ces même jeunes qui prononcent son nom à l'algéroise et ont le profond sentiment de lui ressembler un peu dans la tristesse de la geôle et l'espoir du regard qui brille. Ceci pour dire simplement qu'on n'est pas indemne ou indifférent face à des auteurs si connus et qu'au bout d'un moment, on finit par se les approprier dans un imaginaire qui ne leur correspond peut-être pas avant de les rencontrer un jour dans le livre ou sur les planches d'un théâtre. Samira Negrouche, poètesse Son dernier recueil, Iridienne, est paru en 2005 (Ed. Color Gang, Lyon). Le prochain, intitulé Instance départ paraîtra en automne 2007 à la Passe du Vent (France).