L'Occident ne s'est pas seulement accommodé de l'existence de dictatures dans des pays arabes, il a tout fait pour les créer, les maintenir et les renforcer. Il arrive que l'Histoire nous surprenne par des accélérations inattendues qui cueillent à froid les dirigeants et les observateurs les plus avertis. Même si les prémices sont décelées et suivies sur une période assez longue pour nous alerter, la surprise est totale. Ce qui se passe dans les pays arabes depuis le déclenchement de la «révolution tunisienne» a été vécu en Europe à la fin du siècle dernier, avec plus ou moins de réussite, mais avec comme finalité, le triomphe des aspirations des peuples à la liberté et à la démocratie. L'insurrection de Budapest en 1956 fut un véritable mouvement de masse contre un système totalitaire rejeté par le peuple qui aspirait à une meilleure situation sociale. Un rapport de l'ONU de 1957 la qualifia de «soulèvement non seulement national, mais aussi spontané». Elle fut écrasée dans le sang par les chars soviétiques. L'indignation de l'Occident, occupé par la crise de Suez et soucieux d'éviter une confrontation internationale, ne fut pas d'un grand secours pour le peuple hongrois. Le Printemps de Prague en 1968, a pris fin sous les chenilles des tanks du Pacte de Varsovie, avec à leur tête l'Armée rouge. Les Tchécoslovaques ne trouvèrent aucun appui du côté des pays occidentaux englués dans des problèmes internes (Mai 68 en France, guerre du Vietnam pour les Etats-Unis), mais le feu de la liberté couvera sous la cendre jusqu'à la chute du mur de Berlin qui sonna «l'indépendance» de tous les pays de l'Europe de l'Est soumis à la doctrine de la souveraineté limitée édictée par Brejnev dès 1968 pour empêcher toute évolution libérale desdits pays. Hier, les peuples d'Europe de l'Est La chute du mur de Berlin fut, par contre, un coup réussi grâce à la volonté du peuple allemand, mais aussi à la perestroïka russe qui précipita la dislocation du bloc soviétique. Elle ouvrit la voie à la réunification de l'Allemagne et à «l'indépendance» de tous les peuples du Pacte de Varsovie qui refermèrent rapidement la parenthèse communiste pour reprendre leur processus libéral contrarié après la Seconde Guerre mondiale. L'écroulement du bloc soviétique suscita l'incrédulité des pays occidentaux dits «libres» qui, ébahis devant cette divine surprise, prirent le train en marche pour essayer de s'attribuer une part du mérite de cette «révolution» alors qu'elle fut l'oeuvre de peuples qui ne demandèrent ni l'aide, ni l'avis de quiconque pour s'affranchir de conditions politiques et sociales devenues insupportables. Il convient de rappeler que lorsque les Soviétiques commencèrent la construction du mur de Berlin en août 1961, le monde ne nota aucune réaction de la part de l'Occident et le Président John F. Kennedy ne jugea pas utile d'interrompre ses vacances. Hier, les peuples de l'Europe de l'Est courbaient l'échine sous des dirigeants inféodés à l'Union soviétique. Aujourd'hui, sans généraliser, les peuples arabes sont seuls face à leurs dirigeants inféodés à l'Occident. Si les premiers étaient dominés par le «Grand frère» au nom d'une idéologie qu'ils étaient supposés avoir en partage, les seconds le sont par les pays occidentaux au nom de liens coloniaux passés dont ils n'arrivent pas à faire le deuil, et d'une volonté de les maintenir sous tutelle. Même les pays occidentaux qui n'ont pas exercé de colonisation directe, notamment les Etats-Unis, ont épousé ce comportement qui se traduit par leur transformation en supplétifs de certains dirigeants arabes. A ce titre, le régime égyptien offre l'exemple le plus abouti. Il suffit de rappeler sa participation à la guerre contre l'Irak aux côtés des Occidentaux, en violation des dispositions de la Charte de la Ligue des Etats arabes, ou encore sa politique israélienne qui n'a pas connu le moindre fléchissement depuis le voyage de Sadate en Israël en 1978, y compris dans les moments les plus dramatiques comme ceux vécus par Ghaza. L'Occident ne s'est pas seulement accommodé de l'existence de dictatures dans des pays arabes, il a tout fait pour les créer, les maintenir et les renforcer en leur assignant pour mission le contrôle de ce qui est abusivement appelé la «rue arabe». Ce ne sont pas les peuples arabes qui sont inaptes à la liberté et à la démocratie, c'est l'Occident qui fait tout pour brider leurs aspirations naturelles afin de les dominer, exploiter leurs richesses - notamment pétrolières -, les empêcher d'aider le peuple palestinien à former son Etat pour parachever sa libération et maintenir Israël comme «la seule démocratie» et aussi la seule puissance au Moyen-Orient. Il faut aussi, conformément à ce choc des civilisations que l'Occident feint de rejeter, mais dont il a fait sa politique depuis la chute du mur de Berlin, ne pas permettre au monde arabo-musulman d'émerger de nouveau pour reprendre sa place dans le monde. Comme hier pour les peuples de l'Europe de l'Est, les peuples arabes sont aujourd'hui seuls face à leur destin. Si les chars de l'armée tunisienne avaient écrasé le soulèvement dans l'oeuf, les pays occidentaux auraient publiquement déploré, tempêté, condamné, menacé même le président Ben Ali de le traduire devant un Tribunal pénal international, mais aucun de leurs ambassadeurs n'aurait quitté Tunis, signe que tout continue comme avant. Aujourd'hui, les peuples arabes L'Occident ne se départit de sa position hypocrite que lorsque Israël est menacé. Ce fut le cas pour l'Irak. C'est le cas dans la crise du nucléaire iranien. C'est aussi le cas dans ce qui se passe depuis quelques jours en Egypte. Ce pays constitue une pièce maîtresse dans la «pax americana» au Moyen-Orient. Pour la première fois depuis la révolution des officiers libres, l'Occident sent le sol se dérober sous ses pieds dans ce pays en particulier et dans les pays arabes en général car il n'a plus la maîtrise de la situation qui lui échappe totalement avec l'irruption soudaine des peuples sur la scène politique. Habitué à traiter avec des régimes dociles qui sont souvent sa création et qu'il soutient à bout de bras, l'Occident a le vertige, même s'il essaye de donner le change. Il sait qu'après le confort des dictatures, il risque d'hériter de l'inconfort qui découle de l'exercice de la volonté des peuples arabes lesquels ont décidé que droits de l'homme, bonne gouvernance politique et économique, société civile, liberté d'expression, de presse, d'association, pluralisme politique, élections démocratiques, Etat de droit feront désormais partie de leur patrimoine inaliénable. C'est à cette seule condition qu'il s'affranchiront de l'Occident qui utilisait lesdites notions comme épouvantail pour s'assurer de la docilité des dictateurs, sans jamais songer réellement à aider les peuples à se les approprier. Espérons que les peuples ne céderont pas aux vieux démons qui ont rendu possibles toutes les manoeuvres dont ils sont les victimes et que le processus enclenché en Tunisie soit le début d'une véritable libération du monde arabo-musulman et la fin de toutes les impostures occidentales. (*) Ancien diplomate