L'enfant terrible de Tixeraïne jette la lumière, dans cet entretien sur le périple effectué pour produire son double album «Lwaldin, Incha-Allah». Un produit qu'il a lui-même financé... suivons-le... L'Expression: Après une absence de 6 ans, Takfarinas revient avec un double album qui présente une originalité: l'un des deux CD est consacré au chaâbi et l'autre à la Yal Music. Comment est né ce projet? Takfarinas: C'est un rêve qui remonte à mon premier enregistrement chez feu Mahboubati, à la rue Hoche (Alger), il y a 35 ans. Durant toute ma carrière, j'ai toujours mis un point d'honneur à inscrire un ou deux titres chaâbi dans chacun des 18 albums que j'ai réalisés jusqu'à présent. ce sont les tendances internationales qui ont déterminé ce choix entre le chaâbi et la yal music...Je le dis en toute sincérité, la fin triste de la plupart des maîtres du chaâbi m'a fait peur. Ce constat fait, je me suis demandé quelle garantie aurai-je pour mon avenir si je m'investis pleinement dans ce genre musical? Mais, je ne pouvais rester sourd à l'appel du coeur et aux sollicitations des fans de ma musique qui, à chaque fois, me demandaient de produire un CD en chaâbi. C'est ma famille musicale. D'ailleurs, les chansons qu'il contient sont anciennes. Certaines remontent à 10 ou 12 ans. Elles ont été très bien réfléchies et mûries. L'autre CD Incha-Allah contient une reprise de la chanson mythique Ne me quitte pas de Jacques Brel... J'aime beaucoup Jacques Brel, Edith Piaf et pas mal d'autres artistes du terroir français. Ne me quitte pas, je l'ai chantée avec mes tripes. En fait, une chanson comme Ne me quitte pas se vit. Et moi, je la vis à ma manière. Le répertoire de Brel me fascine, je m'y retrouve. Quand je chante Brel, pour moi c'est du chaâbi. La musique n'a pas de frontières et celle de Brel ainsi que sa poésie sont accessibles à toutes les sensibilités, quelles que soient leurs cultures. Justement, peut-on dire que ce choix traduit une volonté de s'inscrire dans l'universalité tout en gardant ses spécificités culturelles? La ghettoïsation est l'ennemie de l'art. Je suis issu de l'école du chaâbi. Quand on a été formé dans cette école, on acquiert l'aptitude de s'approprier n'importe quel style musical. Pour preuve, elle m'a permis de réussir le métissage entre les musiques et les rythmes de mon pays et ce qui se fait, actuellement, dans la sphère musicale internationale. Le chaâbi est une très grande école. Et ce n'est qu'un juste retour aux sources, si j'ai consacré l'un de mes deux CD à cette musique. Même si mon choix est également dicté par d'autres raisons... ... Lesquelles? En premier lieu, je citerai la chute de l'industrie musicale dans le monde. Il est vrai que la chanson est chez tout le monde via les multimédias, mais elle n'est pas vendue. On n'achète plus la musique, on ne cherche plus la qualité. Les maisons de disques ont lâché les artistes. Elles ne financent plus les productions d'albums et leur promotion. Aussi paradoxal que cela puisse paraître. Cette situation m'a poussé à trouver une solution. J'ai opté pour l'autoproduction. Il y a quatre ans, mon contrat expirait chez BMG (Bertelsmann Music Group). Il n'a pas été renouvelé. Alors j'ai décidé de prendre en charge mes produits. Cela m'a permis d'être autonome par rapport aux majors. Ce double album est mon auto production. Cette liberté, je l'ai acquise après 35 ans de carrière. Pour revenir à l'album, il est sorti simultanément, en Amérique du Nord, en France et en Algérie. Une tournée nationale en perspective? Le double album est également sorti en ligne, à l'échelle mondiale. Pour revenir à votre question, chanter en Algérie est un rêve que je caresse depuis...20 ans (depuis son dernier concert à Alger, en 1991). Cela fait 10 ans que je cavale pour chanter chez-moi, je n'y arrive pas. Je n'arrête pas de solliciter les autorités concernées, à leur tête le ministère de la Culture, pour un show. Mes démarches n'ont, jusque-là, pas abouti. A chaque fois, on me dit qu'il n'y a pas d'argent pour couvrir mon concert. Pourtant, je ne demande pas la lune. En 2005 et en 2006, on m'a demandé de ramener l'argent nécessaire pour assurer ma prestation. Je suis allé au charbon. Je croyais pouvoir réussir à décrocher des sponsors. Je n'ai pas réussi. On sponsorise une activité organisée par une structure, pas une initiative individuelle. Cela dit, j'ai toujours l'espoir de chanter en Algérie. C'est une question de conjonctures et de temps. Je ne lâche pas l'affaire. Je chanterai en Algérie Incha Allah ...Et sur le plan international? J'ai un programme de tournées qui s'étale sur deux ans. J'ai une tournée européenne et une autre aux Etats-Unis. Aussi, j'ai prévu de me produire en France à Bercy, au courant de l'année 2012. Takfarinas, cela fait des années que vous êtes en France. Il est vrai que la France offre l'opportunité de s'épanouir sur le plan artistique, mais le fait d'être éloigné de la terre natale ne constitue-t-il pas pour vous un handicap? L'éloignement cause un déchirement que nulle satisfaction professionnelle ne peut colmater. Dieu merci, je suis reçu dans le monde entier, à bras ouverts. Mais quand on ne peut pas chanter chez soi, cela fait terriblement mal. Nous avons besoin de nous produire chez-nous, d'offrire des moments de joie à ceux qu'on aime. Ils ont le droit d'apprécier un travail authentiquement artistique Surtout en ces moments où la folklorisation de la chanson bat son plein... Il y a des personnes qui servent l'art et d'autres qui s'en servent. L'art s'adresse au coeur, à la conscience. Il te pousse à méditer, il te porte aux nues des sensations, il t'offre de la joie. Il est difficile de réussir une telle alchimie. Rares sont ceux qui ont réussi à le faire. Pour la chanson kabyle, tous les artistes qu'elle recèlent ont mon estime. L'essentiel pour moi est qu'ils véhiculent la langue amazighe, ils préservent notre culture. En plus, ils sont sous la coupe du marché. Les producteurs, pour des raisons compréhensibles, ont du mal à financer un travail qui demande beaucoup de temps et de moyens. Surtout avec ces phénomènes de vente illicite de CD et de piratage sur Internet. J'ai moi-même été amené à financer entièrement mon album. J'y ai mis un argent fou. Mais rien ne vaut le bonheur de produire et de servir sa culture. Pour cela, je suis prêt à aider les jeunes talents. A ce propos, comment voyez-vous le rôle de l'artiste dans une société comme la nôtre, frappée de profondes mutations? Le rôle de l'artiste est de proposer un produit de qualité. Il est la voix des sans-voix. C'est un faiseur de rêve qui sème l'espoir.