Envoyée d'Alger par Krim Belkacem, la Proclamation du 1er Novembre 1954 sera écrite la nuit à la machine, et imprimée la veille du déclenchement de la Révolution, avant d'être acheminée et diffusée par Amar Ouamrane. En cette fin du mois d'octobre, le temps est clément, légèrement frais. Une brise balaie Thizi, la petite place du village, et les habitants vaquent à leurs occupations. Rien, apparemment, ne vient perturber la tranquillité de ce hameau perché sur un flanc de colline face au majestueux Djurdjura. La stèle du 1er Novembre, érigée dans un coin de la placette, fait maintenant partie du décor, et presque plus personne ne remarque sa présence. Ighil Imoula a tant donné à la Révolution en envoyant sur les chemins escarpés des maquis ses meilleurs fils. Aujourd'hui, ses murs renvoient l'écho d'une interminable désillusion, celle de toute une population qui n'avait, pourtant, jamais abdiqué devant les exactions des soldats français et de leurs supplétifs locaux. Certes, le combat a été dur. Mais l'espoir de jours meilleurs était encore plus fort pour ces populations. N'est-ce pas cela qui a poussé ces centaines de jeunes à abandonner tout derrière eux, leurs biens, leur famille, leurs épouses, leurs enfants… pour répondre à l'appel de la terre, une terre qui leur a été confisquée depuis plus d'un siècle. C'est que cette Algérie profonde, celle des hommes nés pour être libres, celle qui ne veut pas courber l'échine devant l'arbitraire de l'occupant, a, cette fois-ci, décidé de repartir à la quête de sa dignité éplorée. “On ne se posait pas de question. On appliquait les consignes et c'est tout. On ne cherchait jamais à comprendre”, raconte madame veuve Ali Zamoum dont le nom restera toujours intimement lié au combat libérateur. La maison des Zamoum a toujours été un lieu de rencontres des militants de la cause nationale bien avant le début de la guerre de libération. Abane, Krim, Ouamrane, Amirouche, Bitat, Ali Mellah, si Moh Touil et bien d'autres se sont abrités sous le toit de cette modeste demeure qui se trouve à l'entrée du village. Mais, reconnaît Mme Zamoum, c'est tout le village qui a participé à la lutte. “À Ighil Imoula, il n'y a pas une famille qui n'a pas donné un, deux ou plusieurs des siens à la révolution. Hocine Slimane, par exemple, était monté au maquis avec son fils qui n'avait pas encore 12 ans”, témoigne-t-elle. C'est cela Ighil Imoula. Sa réputation de bastion de la Révolution n'a pas été volée. “D'ailleurs, durant la guerre, se rappelle Mme Zamoum, les moudjahidine circulaient librement dans le village, contrairement à la période de clandestinité dans laquelle activaient les militants avant le déclenchement de la lutte armée.” Ils s'appellent Ali Zamoum, Mohamed Benramdani, Mohamed Asselah, Si-Yahia Moh-Ouali, Mohamed Zamoum, Si-Yahia Cherif, Hocine Slimane, Laiche Amar, Idir Rabah… et la liste est encore longue. C'est qu'Ighil Imoula, ce village pas comme les autres, a enfanté de ces héros dont le sacrifice demeurera jusqu'à l'éternité gravé dans les registres de l'histoire. Sans se poser des questions, ces jeunes de l'époque voulaient sortir la France. Quelle gageure pour une jeunesse qui a voulu braver l'armée coloniale en usant de haches, de machettes et de poignards ? Hommes et femmes, jeunes et vieux, et même les enfants ont contribué, chacun à sa manière, au combat libérateur. Certains sont tombés au champ d'honneur et d'autres ont survécu jusqu'après l'Indépendance. Mais, aujourd'hui, les “novembristes”, c'est-à-dire ceux qui étaient au courant de l'imminence du déclenchement et qui avaient participé directement aux actions décidées par les responsables, sont en train de “s'éclipser” un à un, dans l'anonymat le plus total pour beaucoup d'entre eux. En dehors des moudjahiddine qui ont répondu par la suite à l'Appel du 1er novembre, Ighil Imoula ne compte aujourd'hui que deux militants témoins de cette fameuse soirée du 31 octobre 1954. Mme Zamoum et Si-Salah qui habite actuellement à un jet de pierre de là, à Tizi n'Tléta, le chef-lieu de la commune. Mme Zamoum garde de vifs souvenirs de cette période qui a précédé le déclenchement de la guerre de Libération. “Je n'avais que 14 ans. On s'était mariés, moi et Ali, un an auparavant. Cela faisait plusieurs mois qu'on préparait quelque chose, mais il faut dire que l'on ne savait rien de ce qui allait se passer. Les hommes collectaient l'argent en vendant le journal (Algérie Libre, ndlr) et les femmes faisaient la quête à l'aide de tickets, y compris dans les fontaines publiques”, se souvient-elle. L'argent devait servir à l'achat d'armes qui étaient ensuite cachées en prévision du jour tant attendu par les militants activant dans la clandestinité. Mme Zamoum se souvient que lorsque le jour J est arrivé, le 31 octobre 1954, son mari s'était senti contraint de lâcher le secret tenu jusqu'ici. “Tout ce que nous avons fait depuis des mois, nous l'avons fait en prévision de ce jour. Le jour qu'on attendait est arrivé. Nous allons monter au maquis combattre l'ennemi. On ne reviendra pas. Nous demandons à Dieu de nous aider. Nous n'avons pas le choix : l'indépendance ou la mort”, avait fini par avouer da Ali à sa jeune épouse qu'il laisse derrière lui après une année seulement de mariage. Le serment était prêté. Dans l'esprit de ces jeunes militants, aucun recul n'était possible. Ils étaient complètement acquis à la cause au point de respecter à la lettre directives et consignes du parti. “On se contentait de se préparer, et la discipline que nous avons hérité du parti (PPA-MTLD) nous a enseigné à ne jamais chercher à comprendre ce que font les chefs. L'une des dernières directives des responsables était à tout un chacun de se procurer armes, médicaments, pansements… on devait tout payer de nos poches, quitte à vendre ou à hypothéquer nos biens”, nous précisait, il y a quelques années, Moh Benramdani, un des témoins et acteurs de cette phase décisive de l'histoire contemporaine du pays. Conformément aux instructions des chefs locaux de la Révolution, ce valeureux moudjahid avait fait partie du groupe de militants dépêchés le 30 octobre 1954 de Kabylie pour soutenir les combattants de la Mitidja, quelques jours après avoir participé à l'opération d'impression de l'Appel du 1er novembre 1954. L'aventure de la Proclamation du 1er novembre a commencé quelques mois auparavant, plus exactement à l'été de l'année 1954, avec l'arrivée de la ronéo et de la machine à écrire, apportées d'Alger et acheminées vers Ighil Imoula, selon les indications qui nous avaient été fournies par un des témoins des faits, en l'occurrence Moh Benramdani, lors de notre rencontre avec lui avant son décès. C'est Ali Zamoum, Mohamedi Saâd et Mohamed Benramdani, aujourd'hui décédés, qui sont partis durant l'été à Aït Abdelmoumene, un village qui se trouve à un jet de pierre de là, récupérer les machines et le sac de papiers qui devaient être utilisés pour la reproduction du document. Une fois ramenées discrètement au village, les machines ont été cachées chez l'un des militants, Haliche Hocine, jusqu'au 25 octobre, date à laquelle elles ont été transférées au domicile d'Idir Rabah, puis chez Omar Benramdani. Moh Benramdani, lui, a été chargé de dissimuler le sac de papiers jusqu'au jour J. Selon les différents témoignages recueillis à ce sujet, Ali Zamoum, lui, était parti à Tizi Ouzou accueillir Mohamed Laïchaoui, le journaliste envoyé par “l'Organisation” pour peaufiner et saisir le texte remis par Krim Belkacem. “C'est le 26 au soir et dans la discrétion la plus totale que le travail a commencé, d'abord au domicile d'Omar Benramdani, où la déclaration a été tapée, avant d'être acheminée à la maison d'Idir Rabah”, nous avait précisé Moh Benramdani. Pour détourner l'attention du garde champêtre et des collaborateurs de l'administration française, des villageois avaient été chargés de se regrouper aux abords de l'endroit et de veiller tard pour que le bruit régulier du tirage n'arrive pas à leurs oreilles. Mais pourquoi c'est la maison des Idir qui a été choisie pour abriter cette opération ? “C'est une maison qui avait deux entrées, dont l'une donnait sur les champs et les oliveraies. En cas de descente des gendarmes français, on pouvait s'en échapper facilement”, indiquait feu Benramdani. Le 27 octobre au matin, le tirage de la Proclamation était terminé. La mission de sa distribution et son acheminement aux autres régions du pays avait été confiée à Amar Ouamrane. H. S.