« Je suis dans la forêt. » Ce sont ces quelques mots que Kateb Yacine laissait sur la porte de sa maison à Ben Aknoun, à l'attention de ses visiteurs. Parmi ces derniers, Ali Zamoum, son indétronable compagnon. L'homme aux semelles de vent partait alors à la recherche du fou de Nedjma, perdu dans le bosquet. C'était il y a vingt ans. Aujourd'hui, tenter de rendre visite à l'ancien maquisard d'Ighil Imoula est tout aussi aléatoire. « Il est à Alger », nous dit une femme apparue à l'étage d'une coquette maison de pierres, couverte de vignes et de grenadiers. Da Ali n'est pas allé chercher son ami dans les fourrés de lentisques sur les hauteurs d'Alger, il est allé pour des soins. « Il rentre ce soir ou demain. Je transmettrai vos salutations », nous dit la dame. Nous ne rencontrons pas la légende vivante, mais nous visitons le village mythique. Le hameau ne paie pas de mine aujourd'hui. Pourtant, son nom se confond avec le déclenchement de la guerre de Libération nationale. En ouvrant une école dans ce village en 1887, les Français ignoraient qu'ils y avaient scellé leur sort en tant que colonisateurs. C'était le début de la fin. 67 ans plus tard, fin octobre 1954, la proclamation du 1er Novembre fut tirée à Ighil Imoula. Dans son livre, Mémoires d'un survivant, Ali Zamoum écrivait : « Quelques jours avant la réunion de Betrouna, j'avais reçu de Krim un texte que je devais reproduire en milliers d'exemplaires. A Tizi Ouzou, je reçus un journaliste, Laïchaoui Mohamed, envoyé par l'Organisation, qui était chargé d'imprimer ce document à la ronéo. Je l'ai emmené de nuit jusqu'à notre village en taxi (...) Là, je lui montrai le texte qu'il fallait taper sur stencil. Il se rendit compte alors du contenu des deux pages qu'il était venu reproduire. C'était la proclamation au peuple algérien, aux militants de la cause nationale. Une véritable déclaration de guerre et qui portait une date : 1er novembre 1954. » La demeure historique où a été tirée la Proclamation du 1er Novembre a été restaurée en 1988, à l'initiative de Ali Zamoum. Bataille au clair de lune Elle est ouverte aux visiteurs en des occasions particulières. A l'intérieur, est conservée la vieille Gestetner au bruit d'enfer, une machine qui a produit à tour de bras ces documents qui allaient changer la destinée du peuple algérien. Pour couvrir le bruit de la ronéo, des villageois avaient été chargés de veiller tard aux abords de la maison pour que le bruit régulier du tirage ne parvienne pas aux oreilles du garde-champêtre. La mission avait été accomplie avec succès et les autorités coloniales recevront en primeur la proclamation qui allait changer le cours de l'histoire. Surmonté de l'emblème national, le fronton de la maison historique, sur lequel est dessiné la date-symbole du 1er Novembre, est signé ESBA (Ecole supérieure des beaux-arts). Ahmed Asselah, qui a dirigé l'ESBA d'Alger avant d'être assassiné par les terroristes est un enfant d'Ighil Imoula. Les deux classes primaires ouvertes dans ce village en 1887 ont rendu service à la révolution et plus tard à l'Algérie indépendante. L'école primaire a été également fréquentée par des élèves qui se nommaient Ioualalen, des sommités scientifiques aujourd'hui. Le père de Ali Zamoum était l'un des premiers instituteurs de Boghni. Il a permis à ses deux enfants de s'instruire et de connaître des destinées hors du commun. Le frère aîné, Mohamed, qui deviendra le colonel Si Salah, commandant de la Wilaya IV, était secrétaire du centre municipal au début des années 1950. Il sera arrêté et condamné à un an de prison en 1953 pour avoir transféré la logistique de l'administration au profit du parti nationaliste, notamment des cachets qui servaient à fabriquer des papiers pour les militants recherchés. Novembre 1954, les Zamoum étaient entrés en guerre contre l'occupant avant que la proclamation ne parvienne à ce dernier. Monter au maquis quand on a assisté au tirage de la déclaration de guerre coulait de source. Dans son livre-témoignage, Ali Zamoum raconte un fait d'histoire poignant, qui illustre le niveau du courage et du sacrifice chez les Zamoum. Fin février 1955, un groupe de maquisards, parmi lesquels Ouamrane, emprunte un raccourci à travers un champ d'oliviers. Une colonne de militaires français apparaît au clair de lune. L'accrochage était inévitable et allait être meurtrier. Il fallait mettre en pratique les quelques techniques de guerre apprises dans la clandestinité au sein de l'organisation paramilitaire. Le groupe devait désigner un élément qui couvre la retraite du reste du groupe. Mohamed Zamoum empoigne son arme. « Moi, je reste », dit-il à ses compagnons. Ali Zamoum raconte dans son livre : « Déjà chacun prenait une direction pour s'éloigner, et moi aussi j'allais partir puis, brusquement, je me suis retourné vers mon frère et je lui ai dit : “C'est moi qui reste !” » Il essaya de m'en dissuader mais rien à faire, j'insistais prétextant que j'étais le plus jeune du groupe. » Le groupe se retire, Ali reste embusqué. Il videra son chargeur sur les soldats français et se battra contre leurs chiens avec la crosse de son arme. Il sera fait prisonnier. Il avait 22 ans et la guerre avait débuté depuis seulement quatre mois. - « On en a capturé un, cria un soldat » - « Comment est-il ? », demande un autre.- « Il est jeune, grand et maigre. » Cet acte de bravoure dont avaient fait preuve les frères Zamoum déterminait la marche de la révolution qui était engagée contre le colonialisme. Dans le groupe qui avait échappé à l'opération militaire des Français, en cette nuit de février 1955, figuraient deux futurs colonels de l'ALN, Ouamrane et Si Salah, un troisième, Krim Belkacem, n'était pas loin. Ighil Imoula, aujourd'hui. Le silence est pesant et l'histoire palpable. L'hospitalité des villageois n'a d'égale que le rôle joué par ce village dans la guerre de Libération nationale. Les salutations sont chaleureuses. Les gens d'Ighil Imoula devinent que nous sommes venus nous enquérir de l'état de santé de Da Ali, que nous savions souffrant. L'homme se confond avec le village et l'on ne visite pas l'un sans rencontrer l'autre. A Tizi n'Tleta, chef-lieu de la commune, où le drapeau national planté au carré des martyrs domine l'ensemble du village, des jeunes du mouvement citoyen s'activent à achever la construction d'une stèle érigée à la mémoire de Matoub Lounès. « Da Ali nous a aidés à réaliser cette stèle », nous dit un jeune. Tizi n'Tleta, dix kilomètres à l'est de Boghni, 150km au sud de Tizi Ouzou, est devenu le carrefour des légendes. Da Ali, l'aîné, est resté très proche des jeunes et a redoublé d'activité depuis sa retraite. Président de l'association Tagmats (fraternité), qui active depuis une décennie dans le domaine social, il est toujours resté à l'écoute des pulsions de la jeunesse afin de saisir ses préoccupations. A l'éclatement de la crise de Kabylie, en avril 2001, il sera l'un des quatre signataires d'une lettre ouverte au président de la République, datée du 11 mai 2001, trois semaines après le début des tragiques événements. Les martyrs reviennent tous les jours Ali Zamoum, Tahar Kouas, Mouloud Mohla et Rachid Salhi écrivaient dans leur déclaration : « La tournure gravissime des événements vécus dans la région de Kabylie nous fait le devoir d'informer l'opinion publique nationale sur les risques de dérapage si des actions concrètes ne sont pas mises en œuvre en urgence pour répondre positivement aux revendications légitimes de la population, de la jeunesse en particulier. Si des mesures énergiques et hardies dans ce sens ne sont pas prises et annoncées rapidement, il est à redouter que d'autres violences et d'autres pertes en vies humaines seraient à déplorer à plus ou moins long terme, en Kabylie comme ailleurs dans le pays. » L'appel n'a pas été entendu par les pouvoirs publics, loin s'en faut. Le diagnostic de la crise était établi dès le départ mais le remède tarde à être apporté trois années plus tard. En mars 2002, il déclarait dans un quotidien national : « Il n'y a pas de tout ou rien dans la vie. ça n'existe pas. Le pouvoir en place ne se reniera pas complètement à moins de le renverser. Cela dit, ce ne sont pas des problèmes propres à la Kabylie et il serait justement hasardeux de singulariser la Kabylie par rapport à d'autres régions du pays. » Il ajoutera dans cet entretien qu'il a « contacté beaucoup de gens pour tenter de décoincer la situation au moyen de voies raisonnables et judicieuses. » Ce n'est pas faute d'avoir essayé, mais la solution à la crise de Kabylie reste encore à trouver. Dès l'indépendance du pays, Ali Zamoum s'est retrouvé confronté au mur de l'incompréhension. Les autorités nationales naissantes avaient tout de suite provoqué une désillusion chez le maquisard d'Ighil Imoula. L'homme qui a connu onze prisons coloniales et réchappé à l'exécution d'une condamnation à mort, sera amené à se retirer des structures militaires dès les premières heures de l'indépendance. Choqué par les dérives qui commençaient à se produire, il demande audience à ses supérieurs. « D'accusateur, je suis devenu accusé », écrit-il dans son livre. Il décide sur-le-champ de remettre son arme. « Tu n'as pas le droit de quitter l'ALN, c'est le serment qu'on a prêté », lui rétorque le colonel. Ali Zamoum était décidé : « J'ai prêté serment le 1er novembre 1954 de lutter pour l'indépendance du pays jusqu'à la victoire ou la mort. On vient de proclamer l'indépendance du pays le 5 juillet. Je suis donc délié de mon serment et personne ne pourra m'obliger à rester dans l'ALN si ce n'est dans ses prisons. » Il quittait cet univers alourdi par les tiraillements, porteurs de déchirements et plus tard de crises. La lutte armée était finie, restait la bataille pour l'émancipation sociale et économique de la population. Ali Zamoum était déjà imprégné de ses lectures de prison, notamment des auteurs de l'ex-bloc de l'Est, comme Makarenko, lequel « s'était consacré à l'éducation de jeunes délinquants après la révolution de 1917 en URSS ». « Séduit par son expérience en matière d'éducation des enfants », Ali Zamoum décide de s'investir dans cette voie et obtint d'être nommé directeur du centre d'éducation surveillée de Birkhadem. Plus tard, au ministère du Travail, il soutient « l'action culturelle des travailleurs » fondée par Kateb Yacine. C'était le début d'une complicité qui durera sans doute encore dans la postérité. Lorsqu'on lui demande quelle était la nature des liens entre un écrivain de génie et un ancien combattant de la guerre d'indépendance, Ali Zamoum répond en citant encore Kateb : « J'ai dit un jour à Yacine que Rachid Mimouni se reconnaissait beaucoup en lui. Il me répondit : Eh bien, c'est simple, nous sommes tous les deux des Algériens. » A notre retour d'Ighil Imoula, nous croisons un taxi, un véhicule modeste mais remontant à toute allure le chemin menant au village. Nous croyons y reconnaître la silhouette de Da Ali. Etait-ce lui ? L'homme aux cheveux gris assis droit près du conducteur avait l'air aussi déterminé qu'en cette nuit de fin octobre 1954, lorsqu'il ramenait en taxi le journaliste qui devait imprimer au village la déclaration du 1er Novembre. Pour Da Ali, l'histoire continue...