Construite sur un plateau qui domine la baie, face à la rade d'Arzew, Mostaganem que ses enfants surnomment, avec fierté“Mesk el ghanaim” (le parfum des anges), est une ville singulière que l'occupant à carrément divisé en deux, servi en cela par une géographie complaisante qui tombait à point. À l'est de l'oued Aïn Sefra, un filet sans grande prétention, les quartiers populaires de Tigditt et de Beymout avec leur “Souikha”, leur misère, leur marmaille et à l'ouest les villas luxueuses de la coloniale avec leurs vergers, leur terrasses, leur bistrot et leur flonflons du samedi soir. De part et d'autre de ce cours d'eau qui jouait le rôle de marqueur identitaire, les statuts des uns et des autres étaient bien sûr différents. D'un côté de la berge, on ne pouvait être que garçon de café, tanneur, lavandier, portefaix, cireur ou “moutchou” de bain maure ; de l'autre, on était forcément quelqu'un, médecin, notaire ou assureur, grâce au fric de papa.Il ne viendrait jamais à l'esprit d'un “roumi” qui aurait toute sa tête d'habiter “Khadous El Meddah” par exemple, comme il ne viendrait jamais à l'esprit d'un musulman pour peu qu'il ait toutes ses facultés d'habiter le faubourg de la pépinière, au beau milieu des résidences, dans le nec plus ultra d'une aristocratie foncière solidement assise dans cette partie du Dahra. Des familles pourtant occuperont quelques poches dans ces lieux paradisiaques. Des grossistes en épices et des propriétaires terriens dont les vignes s'étendaient jusqu'à l'embouchure du Cheliff. Ces “princes” avaient eu le bon goût de bien construire. Ils vivaient au-dessus du lot, un peu plus bas que les nuages. Et la blancheur de leur peau qu'ils devaient à un lointain métissage turc était aussi immaculée que le nacre. Pour transporter leurs épouses et leurs brus, ni traction avant ni traction 16 cylindres qui faisaient fureur à l'époque : un fiacre. Le cocher était chargé de les convoyer une fois par semaine au bain en plus de leur chaperon, une noire qui leur servait de gouvernante. Les rideaux du calèche étaient toujours tirés parce que nul n'avait besoin de connaître l'identité des passagères et le rythme de l'attelage toujours le même : au petit trot, jusqu'aux portes en bois ciselé du sauna. Là, le cocher paralysait les essieux dans un crissement sourd, rangeait son fouet et mettait pied à terre non sans caresser le museau de son cheval, d'un geste machinal. Il ouvrait la portière à ces dames et leur tendait le marche-pied pendant que la domestique débarrassait la malle arrière des valises et des coffrets à bijoux. Les turbulences de la vie ont laminé toutes ces fortunes. Seul le clocher est resté sur le pavé avec sa monture.Jusqu'en 1952, on pouvait le héler aux abords de la gare. Le vieil homme est mort, bien sûr, et les Mostaganémois qui se souviennent de lui appellent encore ses enfants et ses petits-enfants “Ouled El Kalichi” (les enfants du cocher) ou “Dar El Kalichi” (la maison du cocher).