En prenant la décision de quitter Constantine où il a appris les rudiments de la coiffure pour s'installer à Alger, Benmammeri Hacène savait déjà que son destin était tracé pour s'occuper de la tête des gens. Il n'avait pas encore 18 ans. Mais comme le chantait Charles Aznavour dans l'Artiste, il se sent capable de conquérir le monde, lui le manieur des ciseaux. Aujourd'hui, du haut de ses 64 ans, ammi Ahcène pour les intimes, en a plein la caboche. La coiffure artistique, c'est son dada et son métier qu'il n'a cessé de pratiquer depuis près d'un demi-siècle. Il entame une carrière professionnelle au lendemain de l'Indépendance qui le mènera de l'avenue Pasteur chez un Italien du nom de François qui lui inculque le savoir-faire avant de devenir le coiffeur de l'aéroport d'Alger de 1963 à 1965, période durant laquelle il obtient le CAP et le BP et enfin à l'Aletti, salon de coiffure attenant à l'actuel hôtel Safir. C'est ici qu'il fera la majorité de son parcours de professionnel au sens propre du terme. Situé au cœur de la capitale, à proximité du siège de l'APN, du Conseil de la Nation, de la wilaya d'Alger et du tribunal de Sidi M'hamed installé dans les locaux de la Cour d'Alger sans parler des institutions bancaires et autres services publics, ce salon jouit depuis toujours d'une grande réputation. Jusqu'à présent, il est fréquenté par une élite faisant de lui l'un des rares salons où l'on peut parler de la bonne prestation. Il est difficile, en effet, de trouver dans toute la mégapole un endroit où le client puisse jouir de pareilles qualités de service. Chose que déplore ammi Ahcène en faisant un constat guère reluisant de ce métier ayant perdu de sa valeur depuis que la tondeuse électrique a pris le dessus sur les ciseaux, mis au rencart par les intrus de cette profession. De la coiffure artistique, notre ami exprime un certain dépit. Il se rappelle 1964, année qui a vu naître dans un local de la rue des Frères-Hachichi (ex-Livingstone) à Bab El-Oued l'Ecole de coiffure et le Club artistique. Pourquoi deux entités pour un même objectif, s'interroge-t-il ? “À l'époque, les coiffeurs et les coiffeuses fréquentaient d'abord l'école avant de passer au club artistique pour se perfectionner dans la haute coiffure. L'apprentissage est une chose et l'artistique en est une autre”, précise l'artiste. Il ne faut surtout pas lui parler de concurrence imposée par les jeunes générations. “De quelle concurrence parlez-vous ? Pour moi, c'est plutôt la déchéance du métier car le souhait de tous les membres du club c'est de voir émerger une relève qui assurerait la pérennité de la profession. La coiffure est avant tout un art citadin. On n'y vient pas par esprit mercantile ou parce qu'on n'a rien trouvé d'autre à faire. Coiffer, c'est prendre soin de la tête du client, sculpter les cheveux, leur donner une forme, rendre le client heureux, le savoir satisfait de la prestation. Se faire la tête du client en deux tours trois mouvements de tondeuse électrique cela ne s'appelle pas être coiffeur. Dans ces conditions on va fermer le club artistique et envoyer tout le monde en Australie”, réplique ammi Ahcène. Sans parler d'autres facteurs que beaucoup de coiffeurs ont adoptés devant la résignation des clients comme le manque d'hygiène, le shampooing banni, les serviettes qu'on se contente d'étendre à longueur d'année sur le trottoir, pratique devenue courante même dans les salons de coiffure pour dames. Notre interlocuteur revient à la charge pour rappeler la belle époque qui a vu la distinction de beaucoup de coiffeurs algériens dans des manifestations internationales. Le Club artistique dont il est le SG depuis 1971 a souvent été sollicité par la Fédération internationale de la coiffure pour participer à des événements mais faute de moyens, les invitations sont déclinées. “En dehors des cotisations des adhérents dont une grande partie sert à couvrir les charges du bureau, nous ne bénéficions d'aucune subvention”, affirme-t-il tout en lançant un appel aux jeunes générations pour prendre la relève en apprenant le métier, le vrai, qui consiste à être un coiffeur complet. Pour le moment, seule la coiffure féminine tente de sauver la face. Et encore cela reste insuffisant. La cause serait, selon le maître, que le temps de formation reste relativement court sachant qu'au lieu de trois ans celle-ci est concentrée dans certaines écoles privées en une seule année. Il fera remarquer dans ce volet que des coiffeuses algériennes manquent foncièrement de personnalité pour proposer des maquillages à la “made in là-bas”. “C'est quoi, cette histoire de maquillage à la libanaise ? Manque-t-on d'imagination à ce point ?” souligne ammi Ahcène qui a manipulé toutes sortes de têtes. Il en a coiffé des milliers. Des personnalités qui ne sont plus de ce monde, d'autres, vieux, continuent à fréquenter des dizaines d'années le même salon pour son sérieux. Des étrangers de toutes les races, de toutes les couleurs et de toutes les religions. Alors ça vous dit une coupe ? Le gentleman de l'Aletti est là pour vous servir, le sourire en prime. ALI FARES