Mille neuf cent cinquante-deux. Le gouverneur Naegellen tourne en rond dans sa cage dorée. Il n'en a plus que pour quelques mois au Palais d'été. Pour des raisons obscures, Matignon a jugé qu'il a fait son temps.Le plus grand inquisiteur d'Alger ne rempilera plus. L'homme sait qu'il sera remplacé par un jeune requin du nom de Jacques Soustelle. Il sait aussi qu'il est le dernier gouverneur à porter ce titre son successeur serait selon certains fuites ministre résident ou quelque chose dans ce goût-là. Pour faire découvrir aux Français les richesses économiques et culturelles de son empire, la IVe République avait décidé d'organiser une immense exposition en métropole, histoire de conter la vie dans les colonies et l'œuvre civilisatrice de Marianne. C'était l‘époque des premières réclames. Les marques Radiola, les cubes de soupe Maggi, les bonbons la Pie qui chante, le dentifrice E-Mail diamant, la cigogne potasse d'Alsace et autres gominas étaient déclinés matin et soir sur toutes les ondes de la radio. Alors que le président Vincent Auriol passait le plus clair de son temps à inaugurer des chrysanthèmes et que les colons sablaient comme tous les soirs le champagne à l'Aletti, la paupérisation gagnait de plus en plus de terrain en Algérie. En haut, les nantis s'enrichissaient et en bas les laissés pour compte s'appauvrissaient. Dans les faubourgs on s'entassait à cinq dans une pièce, on sautait souvent des repas et l'école n'était obligatoire… que pour les fils à papa. On n'avait d'autre choix que de subsister avec les moyens que l'on avait. Parfois une simple mandoline assurait le pain de toute une famille. Dans une ville de l'extrême-ouest, un cheikh que nous appelerons S … se fera une telle réputation grâce à ses quaçaïdes, que sa notoriété dépassera les frontières. Le métier était bien rémunéré et il permettait à la cigale de l'été de prémunir la fourmi en hiver. Il n'était pas un baptême ou un mariage où le cheikh n'était pas invité. Et lorsque les feuilles jaunies de l'automne commençaient à virevolter langoureusement dans le vent pour annoncer la saison morte, le maître accrochait alors non sans pincement au cœur sa mandoline au mur, au milieu des oignons de la maison qui séchaient et attendait des jours meilleurs. Pas pour longtemps cette fois. L'administration à sa grande surprise l'invitait officiellement à se produire à Paris dans le cadre précisément de cette exposition. Et c'est ainsi que cheikh S.. bien calé dans son fauteuil au Grand Palais, égrènera le soir “J” les premières notes de la Marseillaise sur …une mandoline qui puait l'oignon et qui figea Vincent Auriol et ses ministres dans un impressionnant garde-à-vous. M. M.