« On ne massacre jamais que par peur, la haine n'est qu'un alibi. » Georges Bernanos (1937) Du 8 mai au 26 juin 1945, se sont écoulés cinquante jours au cours desquels des unités de choc de l'armée, de la gendarmerie, de la police et les milices coloniales ont plongé le Nord Constantinois dans un bain de sang dont on a encore du mal à imaginer l'ampleur, soixante ans après. Par une étrange coïncidence, dont seule l'histoire est capable, la boucherie commence un matin printanier, où le monde se réveille dans l'étonnement de la paix retrouvée. C'est la victoire des forces alliées et la capitulation du régime nazi. Les faits ont lieu sous le regard absent du gouvernement de la France libre. Au vu et au su des dix milles soldats anglais et américains encore présents en Algérie. Nous avons voulu en savoir plus sur cette douloureuse phase de notre mémoire en questionnant l'historien français Jean-Louis Planche pour tenter de comprendre ce qui expliquerait la dimension disproportionnée de l'étendue des massacres, fondée, semble-t-il, sur le motif d'une agitation du drapeau vert et blanc frappé d'une étoile et d'un croissant rouges. Aux questions, souvent chargées d'émotion, il répond invariablement avec la distanciation qu'impose le champ de son domaine, un peu à la façon d'Ibn Khaldoun, à savoir les faits, seulement les faits, en citant les sources et leur analyse, compte tenu du contexte de l'époque. Pour ce qui est de la réalité des archives, s'agissant de la matière première du travail de l'historien, il considère que « l'étude des dossiers constitués pour le ministre de l'Intérieur et le gouverneur permet de mesurer l'ampleur de cette tragédie inexcusable. Ces dossiers sont en accès direct aux Archives d'Outre-Mer, à Aix-en-Provence. Ils sont d'autant plus intéressants que le style d'écriture est très direct ». « Souvent, remarque-t-il, les correspondants du ministre ou du gouverneur ne s'embarrassent pas de périphrases. Un meurtre ou un pillage est désigné comme tel. » Mais l'historien prévient que, sous peine de ne rien comprendre, ils doivent être complétés par les dossiers accessibles aux archives de l'Armée de terre, à Vincennes, et aux archives publiques à Londres, en précisant, par ailleurs, qu'« il faut remonter en arrière, jusqu'aux années 1930 ». Les secrets des archives ne sont pas faciles à percer. Les dossiers sont « souvent piégés », nous dit le chercheur en citant en particulier le cas de la « commission d'enquête Tubert », initiée par le gouvernement pour partir à Sétif le 25 mai. Des documents prouvent que, quatre jours avant son départ, il était décidé que cette commission sera rappelée dès les premières 24 heures. Elle le sait, et ne se montrera donc pas curieuse. Ces dossiers souffrent tous d'avoir été constitués dans une atmosphère très particulière qui explique la tragédie, celle d'une véritable et irrépressible panique, et d'une étrange absence de l'Etat colonial dans le Constantinois. C'est dire que pour restituer la trame de ce massacre de cinquante jours, il faut une double compétence du travail scientifique de l'historien et de la pertinence de l'enquêteur, car les pistes sont passablement embrouillées. Jean-Louis Planche considère que, de « par le nombre, 20 à 30 000 morts, ce massacre ne se compare dans l'histoire de la France contemporaine qu'à celui engendré par la répression de la Commune de Paris en 1871. Mais, précise-il, il s'en différencie par tous les autres aspects. La proportion des femmes, des enfants et des vieillards représente au moins la moitié des morts. Les foules que l'on dit « insurgées » se défendent avec un armement dérisoire, contre les meilleures unités de choc de l'armée française, appuyées par des blindés légers, par une aviation d'assaut utilisant un modèle de bombes antipersonnel aux effets terrifiants, et par un milliers au moins de miliciens civils équipés de leurs armes personnelles ou fournies par l'armée. L'historien s'étonne avec raison que « le gouverneur qui dirige la répression représente le gouvernement le plus progressiste que la France ait jamais eu, formé de communistes et de socialistes. Or ce gouvernement et les partis au pouvoir n'ont cessé d'accumuler les erreurs et d'accroître la confusion ». Pendant cinquante jours, des hommes ont tiré à vue sur les Algériens sans la moindre distinction d'âge et de sexe et souvent pillé leurs biens. Dans une ronde infernale, meurtres et pillages avaient lieu sans discontinuer. Les miliciens allaient semer la mort et rentraient chez eux. Comme de bons pères de famille. Comment des être humains ont-ils pu basculer dans cette impitoyable barbarie ? « Cette atmosphère, nous dit M. Planche, est celle d'une psychose collective dont les traits épidémiques se manifestent déjà dans les années 1930, de façon épisodique, parmi les Français du Constantinois, sous la forme de rumeurs de complot et d'insurrection qui deviennent extrêmement denses à partir de 1943. Dès ce moment, beaucoup vivent dans l'attente de l'insurrection. Le plus grave est que l'administration civile et militaire soit elle-même peu à peu gagnée, jusqu'au gouverneur. En même temps, l'Etat colonial sombre dans la corruption, le trafic, la gabegie et s'effondre localement. » Ces deux phénomènes ne peuvent suffire à expliquer une folie collective d'une telle dimension et sur un temps aussi long. Le massacre de mai-juin n'est pas un fait passager, mais un fait de société. Il est lié aux structures d'une société incapable de faire face aux désordres nés de la guerre mondiale. Cette société fondée sur l'exclusion des droits de l'homme qui frappe la majorité des Algériens n'est plus viable. Son désordre fondamental s'exprime, nous rappelle l'historien, « au travers de ces rumeurs qui masquent une réalité quotidienne d'inflation, de spéculation, de marché noir que subissent essentiellement les Algériens. La famine qui pèse sur eux (on ne cite aucun Européen mort de faim) est engendrée par le stockage illicite et non par les conditions climatiques. Quant à l'inégalité devant les épidémies, il constate qu'elle est particulièrement choquante. S'y ajoute la flambée d'un racisme insupportable et omniprésent ». L'étincelle de Sétif En ce matin du 8 mai 1945, la manifestation des Algériens se voulait comme une participation pacifique à l'avènement de la paix dans le monde. Bien au-delà de toute considération nationaliste ou indépendantiste, les familles algériennes avaient un motif foncièrement affectif dans l'appréciation de ce moment de bonheur. C'était le retour de leurs enfants engagés dans les armées françaises sur les fronts européens. Madeleine Riffaud, jeune résistante, journaliste de « l'Humanité », a couvert les événements dans leur phase post-traumatique, quelques semaines après Les Cinquante Jours. Les pages reprises dans son livre « De votre envoyée spéciale » sont un rare témoignage sur le poids du drame et des blessures. Guernica aux dimensions incomparables. Et puis ce sont les premiers chocs. Aux youyous des femmes succèdent les rafales tirées sur la masse compacte de la foule à Sétif. Qu'est qui a déterminé ce passage à l'acte ? Est-ce seulement la sortie de sous le manteau du drapeau algérien à Sétif ? Comment peut-on expliquer que la simple exhibition du drapeau peut-elle être à l'origine du carnage ? Dans d'autres localités, ce même drapeau est montré dans les défilés. Sans représailles. Alors ? Jean-Louis Planche explique qu'à Sétif « certains colons ont décidé ce jour-là de régler des comptes entre eux. Mais le surgissement du drapeau algérien a fait déraper le dispositif prévu. La panique provoquée de part et d'autre par les coups de feu est devenue incontrôlable ». Se déclenche alors « un phénomène de grande peur, comme la France en a déjà connu en 1789 puis en 1940, comme ceux d'Algérie en connaîtront en 1962 ». Ce phénomène, explique-t-il, fait tomber les inhibitions sociales et les interdits élémentaires et exprime un choix aveugle et massif. En mai 1945, dans le Constantinois, par la brèche que l'ébranlement a provoqué, un racisme effrayant et meurtrier déferle, porté par la psychose de l'insurrection et entraîne au massacre les Français de Sétif, puis ceux de Guelma, ville administrée par un sous-préfet psychopathe, le trop connu André Achiary. L'armée prise au dépourvu, persuadée elle aussi d'un complot, perd son sang-froid ». Silence, on tue Ce qui frappe le plus est que ce délire collectif meurtrier ait pu accomplir son œuvre de mort dans un silence honteux ou indifférent. Soixante ans après, on recense très peu d'intellectuels français qui se soient exprimés sur le sujet. Albert Camus, de qui on attendait une réaction courageuse « à chaud », s'est contenté, deux ans plus tard, en mai 1947, dans le journal « Combat », consacré à la contagion du racisme, d'une allusion obscure : « On a utilisé, en Algérie, il y a un an, les méthodes de la répression collective », avec une erreur de date qui souligne le souci d'égarer le lecteur. La réaction la plus marquante vient, paradoxalement, de certains officiers de l'armée, en particulier du colonel Schmitt, envoyé du Maroc avec ses goumiers pour participer à la répression et qui dans ses rapports se déclare « profondément choqué » par « le racisme des Français d'Algérie ». Le doute sur la réalité d'une insurrection a rapidement gagné certains responsables, malheureusement trop isolés. Sans effets sur le terrain. « Si le ministre de l'Intérieur a, dès le départ, émis des doutes sur la réalité d'une insurrection, de même que certains officiers après quelques jours de ce qu'ils refusent d'appeler des combats, si le Parti communiste comprend vite la situation et en informe le gouverneur, personne ne peut arrêter la tragédie. Les partis de gauche qui ont appelé à la répression sont d'ailleurs mal placés pour cela. La tragédie suit son cours. Le 20 mai, un tract du PCF, distribué à Paris, donne des indications précises, des chiffres et des informations que ni le ministre de la Guerre ni le ministre de l'Intérieur ne possèdent. Le document annonce déjà le chiffre de 6000 morts ». Certes, les autorités politiques françaises sont dans la crainte d'une intervention des Anglais et des Américains dans les affaires coloniales de la France. « En effet, remarque l'historien, fin mai 1945, la France se retrouve obligée de s'incliner au Liban et en Syrie devant un ultimatum anglais. L'opinion publique est dans une confusion extrême et le gouvernement français craint de n'être plus obéi en Algérie. Il est dans la confusion de ce qui se passe dans le Constantinois, jusqu'à l'arrivée du ministre de l'Intérieur le 28 juin ». Pour l'instant, l'historien lui-même n'en sait pas davantage, sinon que l'on continue d'y tuer. « L'arrivée du ministre va effectivement mettre un terme au massacre. On en saura, sans doute, bien davantage dans les années qui viennent. La masse des dossiers en archives est énorme. Mais on remarque que se confirme l'afflux des chercheurs nord-américains, deux fois plus nombreux que les chercheurs français et algériens. Comme en d'autres domaines de l'histoire contemporaine de l'Algérie et de la France, nul doute qu'il ne faille en attendre beaucoup. » Une mémoire en sourdine Certains sont « atterrés de ce qu'ils ont fait », selon l'historien, qui juge « l'opinion française informée de ce qui s'est passé, mais incapable d'interpréter les flots d'informations contradictoires et qui préfère enfouir sous ses tracas quotidiens, nombreux en 1945, un événement dont la mémoire était impossible à gérer. Mais de pareils massacres ne s'oublient pas. Ils continuent de peser sur les mémoires, sur les consciences et sur l'histoire ». « Il est, dit-il, indéniable que les comportements d'exode des français d'Algérie en ont exprimé en 1962 une résurgence ». Enfin, l'historien pose la question de savoir « si aujourd'hui, quand deux peuples adultes envisagent de regarder ensemble vers l'avenir, le moment n'est-il venu pour alléger le poids du passé » ? Sur les cinquante jours les plus douloureux du Nord Constantinois, il sera posé une chape de plomb. Après la mort, le silence putréfiant de la mauvaise conscience. Pas de procès comme celui d'Oradour-sur-Glane, libération de tous les « insurgés », car ils sont reconnus « innocents », y compris par le préfet de Constantine, qui a dirigé les carnages avec un zèle particulier. (*) Jean-Louis Planche est enseignant, docteur en histoire, ancien professeur à l'Institut d'études politiques (Alger), spécialiste de l'Algérie de l'entre-deux-guerres. Membre du comité de rédaction de la « Revue française d'histoire d'outre-mer ». A dirigé, avec Jean-Jacques Jordi, le numéro de la revue « Autrement » consacré à « Alger 1860-1939 »