Boualem Aliouat est professeur des universités à l'université de Nice Sophia-Antipolis et directeur de recherche au CNRS (France). Il est aussi professeur à la Skema Business School de Nice-Lille et directeur académique et scientifique du MDI Business School Alger. Expert auprès d'organismes européens, il fait également partie de différents conseils de parcs d'activités et clusters et dirige plusieurs recherches sur les stratégies de développement et les pôles de compétitivité en régions PACA et Nord (France). Il a conseillé plusieurs entreprises et groupes européens dans la mise en place de leurs stratégies et a publié de nombreux articles académiques dans le domaine du management, de l'entrepreneuriat et de la stratégie d'entreprise. Il est le lauréat du prix du cercle Montesquieu 2010 du meilleur ouvrage francophone de droit des affaires et a publié plusieurs ouvrages dont Les stratégies de coopération industrielle chez Economica, Pôles de compétitivité chez Hermes Science Publishing, Les dix outils-clés du management chez Presses du Management, Les stratégies juridiques des entreprises, chez Larcier-Deboeck et Legal Strategies : How Corporations Use Law to Improve Performance chez Springer. Il est aussi le traducteur et le commentateur du prix Nobel d'économie Ronald H. Coase en France (aux éditions des Organisations et aux éditions Diderot). Le thème du Socialisme associé à l'étatisme revient en force dans les milieux intellectuels et entrepreneuriaux algériens qui s'étonnent d'un retour de la centralisation des décisions et du contrôle en Algérie. Les uns s'interrogent et analysent, tandis que les autres sourcillent d'une inquiétude croissante. Mais dans les deux cas, les attentes sont convergentes : ils veulent (mieux) comprendre où nous mène ce phénomène de “blocage” qui réveille de vieilles craintes et de vieux fantômes. Notre analyse sera critique mais argumentée, et c'est bien naturellement celle qu'adopte l'intellectuel par définition. Toute autre approche ne relèverait pas du raisonnement, mais de la complaisance ou du déni. Et il est impératif de faire la part des choses dans l'océan de flots d'incompréhension au travers desquels communiquent aujourd'hui toutes les parties prenantes en Algérie. Ce phénomène, donc, inquiète tous les milieux socioéconomiques, avec d'autant plus de stupeur qu'il nous avait semblé que cette forme de gouvernance socialiste avait tiré sa révérence. Mon collègue et ami Taïeb Hafsi s'en est fait l'écho avec le talent qu'on lui connaît dans ce même quotidien (Liberté 13-14 avril 2010). Et puisqu'il a lui-même souhaité qu'on lui porte débat, c'est avec une pointe de sarcasme que j'aborderai la question. Effet, j'adopte ici un point de vue délibérément déviant. Un point de vue qui veut que le socialisme n'a jamais pris racine en Algérie, qu'il est incompatible avec l'étatisme algérien qui, lui, est bien réel et que le modèle algérien est plus capitaliste qu'il n'y paraît. Il s'agit en fait d'un capitalisme d'Etat qui ne dit pas son nom, mais dont l'intention paternaliste a pris parfois des figures socialistes dont chacun jugera des résultats. Autrement dit, la recentralisation des décisions au sein de l'Etat ne présente aucune volonté de retour à un schéma socialiste, il est dans la logique même d'un capitalisme d'Etat paternaliste comme nous tenterons de le démontrer. L'Algérie n'a jamais été fondamentalement socialiste. J'irai même jusqu'à dire que si elle l'avait vraiment été, nous serions aujourd'hui dans une situation à la fois plus simple et plus radicale de revendication d'un changement. Le dilemme du socialisme en Algérie est à notre avis plus complexe qu'il n'y paraît. Nous pourrions illustrer ce dilemme par une parabole riche d'enseignements : après une longue vie diversement appréciable, un vieux tisserand se voit contraint de passer une courte période en enfer avant d'entrer pour une vie éternelle au Paradis. Dans cet enfer, le vieil homme rejoint un groupe de personnes affamées et chétives, bataillant méchamment autour de grandes marmites avec de très longues cuillères afin d'y puiser un peu de soupe. Ces ustensiles ne leur permettent pas de se nourrir efficacement, ce qui accentue leur hargne. À l'issue de sa visite en enfer, notre tisserand gagne enfin le Paradis. En arrivant, il est frappé de stupeur en apercevant un lieu en tout point identique à celui qu'il venait de quitter, les mêmes marmites, les mêmes cuillères,… à ceci près que les personnes présentes, au lieu de batailler, s'offrent mutuellement le contenu de leurs longues cuillères, se nourrissant ainsi les uns les autres. Cette image illustre bien la divergence des regards qu'il est possible de poser sur un système donné, et sur le contexte algérien en particulier. Ce dernier a utilisé au cours de ses premières décennies d'indépendance les mêmes outils et méthodes que certains pays dits “socialistes”. De là émergent les confusions qui nous tiraillent encore aujourd'hui. Quand certains y voient des formes de socialisme, d'autres peuvent n'y voir que des formes disparates de paternalisme. C'est ce dernier point de vue que nous défendons en espérant qu'il apporte une contribution féconde à résoudre les difficultés que nous rencontrons aujourd'hui dans l'orientation que le pays doit se construire à la croisée des chemins. Il nous apparaît salutaire de lutter contre les idées douteuses ou fausses, surtout lorsqu'il s'agit d'analyser une situation politique algérienne qui a des implications sur son propre développement. Nous pensons qu'orienter notre lutte contre un retour du socialisme en Algérie, ce serait l'art de mal poser la question pour ne jamais trouver la réponse. Or, nos décideurs, nos hommes politiques, nos entrepreneurs, nos citoyens et nos agents économiques ont besoin d'analyses nouvelles qui leur permettent de mieux comprendre le contexte algérien pour mieux l'orienter vers des formes plus efficaces et progressistes. Je soutiens que la lutte contre l'idée d'un “retour au socialisme” est une méprise, car il s'agira de lutter contre des politiques résiduelles d'un paternalisme algérien qui nous a été somme toute très utile par certains aspects. Que cette lutte ne fera que réduire les acquis sociaux ne fera qu'éloigner les principes de justice sociale, sans garantir pour autant plus de liberté d'action aux entrepreneurs. J'entends par là que l'Algérie n'a pas achevé son modèle socialiste, qu'elle est d'abord un capitalisme d'Etat et que les mesures sociales qu'elle a prises et qu'elle prend relèvent davantage d'un comportement paternaliste que socialiste. Au sens Littré du terme, le paternalisme est une tendance à appliquer une bienveillance autoritaire et condescendante dans l'exercice du pouvoir. Toutefois, remettre en cause ces aspects sociaux reviendrait à renforcer le capitalisme d'Etat et renoncer à une démarche de justice sociale, sans pour autant construire une société nouvelle plus entreprenante. Et à défaut d'une justice sociale forte, qu'au moins la force soit juste. En ce qui nous concerne, les choses sont acquises, il n'y a jamais eu de socialisme achevé en Algérie ! À peine une forme paternaliste d'organisation sociale, parfois liminaire et inadaptée au schéma de fonctionnement de la société algérienne fort heureusement infiniment plus complexe. Nous tentons dans les deux parties de cet article de démontrer notre propos et de faire des propositions de changement plus adaptées au contexte algérien. Posons les hypothèses de base qui alimentent notre raisonnement : (1) Etat et Capitalisme vont de paire, tandis que Communisme et Etatisme sont par essence contradictoires ; (2) l'Algérie est un Capitalisme d'Etat ; (3) et le changement passera par la transition d'un Capitalisme d'Etat à un Capitalisme entrepreneurial avec un Etat régulateur. Je soutiens que la lutte contre l'idée d'un “retour au socialisme” est une méprise, car il s'agira de lutter contre des politiques résiduelles d'un paternalisme algérien qui nous a été somme toute très utile par certains aspects. Que cette lutte ne fera que réduire les acquis sociaux ne fera qu'éloigner les principes de justice sociale, sans garantir pour autant plus de liberté d'action aux entrepreneurs. J'entends par là que l'Algérie n'a pas achevé son modèle socialiste, qu'elle est d'abord un capitalisme d'Etat et que les mesures sociales qu'elle a prises et qu'elle prend relèvent davantage d'un comportement paternaliste que socialiste. Au sens Littré du terme, le paternalisme est une tendance à appliquer une bienveillance autoritaire et condescendante dans l'exercice du pouvoir. Toutefois, remettre en cause ces aspects sociaux reviendrait à renforcer le capitalisme d'Etat et renoncer à une démarche de justice sociale, sans pour autant construire une société nouvelle plus entreprenante. Et à défaut d'une justice sociale forte, qu'au moins la force soit juste. En ce qui nous concerne, les choses sont acquises, il n'y a jamais eu de socialisme achevé en Algérie ! À peine une forme paternaliste d'organisation sociale, parfois liminaire et inadaptée au schéma de fonctionnement de la société algérienne fort heureusement infiniment plus complexe. Nous tentons dans les deux parties de cet article de démontrer notre propos et de faire des propositions de changement plus adaptées au contexte algérien. Posons les hypothèses de base qui alimentent notre raisonnement : (1) Etat et Capitalisme vont de paire, tandis que Communisme et Etatisme sont par essence contradictoires ; (2) l'Algérie est un Capitalisme d'Etat ; (3) et le changement passera par la transition d'un Capitalisme d'Etat à un Capitalisme entrepreneurial avec un Etat régulateur. I. DU SOCIALISME à L'ETATISME CAPITALISTE ET PATERNALISTE La crise financière internationale a largement ébranlé les symboles du libéralisme triomphant, et paradoxalement la remise en cause du capitalisme s'accompagne d'un retour en force des analyses marxistes ou marxiennes des phénomènes de crise. Les économistes autant que certains entrepreneurs ou institutionnels (le milliardaire américain George Soros ou le patron de l'OMC par exemple) considèrent au lendemain de la crise que les prismes d'analyse du capitalisme que propose Karl Marx sont des boîtes à outils intéressantes pour comprendre la crise et peut-être en résoudre certains méfaits. C'est en effet dans son analyse du “Capital” que Karl Marx observe que le capitalisme se caractérise d'abord et avant tout par des phénomènes de crise dont souffrent particulièrement les “prolétaires”. C'est la raison pour laquelle il proposera une période de transition entre capitalisme et communisme, qui est celle de la dictature du prolétariat. L'Etatisme, qui se développe aujourd'hui, prend des formes diverses : nationalisations indirectes ou injection de fonds massifs dans les secteurs sensibles que sont d'abord la banque et l'automobile, deux secteurs pourtant caractéristiques du capitalisme financier et industriel. Partout dans les pays industrialisés, les plus libéraux applaudissent de telles initiatives et ne voient aucun inconvénient à l'intervention de l'Etat dans l'économie. Surtout si au passage, il a renfloué le marché et permis au capitalisme de repartir de plus belle. Autrement dit, pas de capitalisme sans Etat. L'Etat est avant tout un acteur déterminant pour corriger les excès du marché car le capitalisme porte en germe ses propres déséquilibres, ce propos étant confirmé empiriquement par le prix Nobel d'économie Amartya Sen. C'est ce que Marx appelle “les contradictions internes du capitalisme”. L'économiste suisse Léonard Sismonde de Sismondi avait mis en exergue la notion de “plus-value” comme étant la clé de voûte du capitalisme et toute la question était de savoir qui devait s'accaparer cette survaleur : la classe des “travailleurs” ou celle des détenteurs de capitaux. Dans le dernier cas, on parle de capitalisme. En Algérie, les détenteurs de capitaux et les bénéficiaires de la “plus-value” sont d'abord l'Etat. On parle alors de Capitalisme d'Etat. Cet Etat redistribue une partie de cette rente sous forme d'investissement public et d'aides sociales. C'est donc moins du socialisme, qui exclurait toute forme de capitalisme d'Etat, qu'une configuration post-keynésienne interventionniste qui prend une forme de paternalisme en ce qu'elle s'immisce dans le libre arbitre de l'individu pour la satisfaction de ses besoins. Autrement dit, l'Etat est détenteur du capital et a vocation à subvenir aux besoins élémentaires des citoyens : une forme d'Etat providence qui garantirait une juste redistribution des ressources. Cette posture implique une forme d'égalité des citoyens qui est par nature et partout dévoyée. Au nom de l'égalité de tous, l'Algérie s'est construit une culture du rejet de l'élitisme (et donc du progrès individuel qu'il implique), mais aussi une structure de droits de propriété qui limite son caractère absolu (les droits absolus de disposer, d'user et de faire fructifier son bien propre), ou encore une politique socialiste du “chacun selon ses besoins” qui est pendant quelques décennies progressivement tombée dans des formes primaires de planification et de pénurie malheureuse. Ce principe d'égalité avait déjà été évoqué dans le cadre de la Révolution française de 1789. Les sujets du roi voulaient devenir des citoyens de la République et exigeaient ainsi une égalité de droits et l'abolition des privilèges. Sous le prisme marxiste, cette égalité juridique prend curieusement une forme économique. Or, l'égalité économique est un outil tout indiqué pour décourager l'effort et le progrès… et l'envie d'entreprendre. La Chine socialiste ou l'Union soviétique allaient jusqu'à revendiquer le vieil adage : “Il vaut mieux être rouge qu'expert !” Autrement dit, détenir sa carte du parti communiste était éminemment plus important aux yeux des dirigeants que d'avoir des diplômes ou un savoir-faire quelconque. Les premiers étaient généralement mieux lotis que les seconds. Le nivellement des salaires entraîna subséquemment des pertes d'effort et de valeur considérable au niveau national. Ce principe d'égalité est donc à manier avec beaucoup de circonspection car il peut s'avérer très contre-performant pour les organisations et la nation entière. Le modèle paternaliste algérien prend certaines figures de style “socialiste” en ce sens qu'il est porté a priori par de bonnes intentions. Comme partout, il est porté par des idées généreuses, mais fondamentalement utopiques sur le long terme. Pourquoi y a-t-on cru ? La réponse est relativement simple : comment s'opposer à des idées de partage, d'égalité, de dons, de solidarité,… que porte par ailleurs en germe la société algérienne ? Il est évident qu'une société toute entière peut être mobilisée par de telles intentions magnanimes. Historiquement, ce fonds d'hypothèses est issu de doctrines socialistes marxistes, mais trouve ses origines lointaines dans la naissance des textes bibliques et la pensée grecque (Aristophane) depuis près de 25 siècles. Or, nous savons que Karl Marx construit sa théorie du capital avec un a priori fort : il rêve d'une nation égalitaire, au sens biblique du terme, dans une société d'abondance. Contrairement à ce que l'on pense, il a fortement été influencé par l'ancien testament de la Bible et sa chrestomathie d'idées miséricordieuses, voire par ses miracles nombreux. Or, la société algérienne est d'abord une société musulmane. Et l'Islam, dans laquelle, faut-il le rappeler, il n'a jamais été fait état de miracles, est d'abord une religion réaliste, porteuse d'un modèle social où les utopies n'ont pas droit de citer. Il n'était donc pas acquis que la société algérienne adhère sur le fond à ces utopies, même si elle s'en accommode parfois sur la forme. L'indigence du peuple algérien au lendemain de l'Indépendance est cependant telle que ce modèle de générosité sociale arrive comme une bouffée d'oxygène qu'il ne vient pas à l'esprit de contester. Ce constat explique en partie l'adhésion première du peuple algérien à un tel modèle de société (fut-il révolutionnaire) dont chaque individu apprécie d'abord la reconnaissance de sa citoyenneté. L'utopie touche également le cœur de la société algérienne dans ce qu'elle a de plus riche : sa diversité. Comme pour les pays de l'Est dont on a nié la diversité des cultures dans le bloc soviétique, le système que l'on a voulu instaurer en Algérie relève d'une mutilation de la physionomie socioculturelle algérienne par peur ou absence de maîtrise des réalités complexes du pays. La diversité fait peur dans ce qu'elle semble avoir de complexes à gérer, comme si l'intégrité du pays passait non pas par son unité, mais par son uniformité. On n'a pas construit le pays sur la base d'un projet qui fédère, mais sur la base d'une vision unique qui implique des modes de fonctionnement uniques. Alors que la réalité algérienne nous démontre tous les jours que les citoyens et les acteurs économiques qui créent de la valeur agissent dans des logiques de territoires en bonne intelligence avec l'histoire et les reliefs de leur terroir (culturel, social, économique, agricole, industriel, commercial,…). L'Algérie est une nation composée de régions dont les ressources et les ressorts sont partout différents. Ces régions prospèrent le plus souvent quand elles puisent dans leurs espaces toutes les ressources qui les caractérisent, sans jamais en référer à des visions nationales dans leur ensemble. On a voulu faire de ces régions, de nos wilayas, des fractales de la nation alors qu'elles sont toutes originales et complémentaires. Les rendez-vous manqués en matière de développement des territoires et des innovations localisées tiennent en partie à cette mutilation des réalités complexes en Algérie. La reconnaissance de la “Nation Algérienne indivisible” n'a jamais signifié une forme de non-reconnaissance de ses régions disparates. La lutte des entrepreneurs algériens est-elle aujourd'hui de nature marxiste ou marxienne ? La différence entre ces deux notions est importante. Les marxistes se revendiquent d'une idéologie de lutte de classes et de la dictature du prolétariat comme une étape indispensable entre le capitalisme et le socialisme (ou le communisme). Les marxiens analysent les crises du capitalisme pour en revendiquer des corrections. Paradoxalement, les managers au plan international adoptent une attitude marxienne en revendiquant des solutions de résolution des crises capitalistes par un Etat fort. Ils veulent plus de régulation et de conformité pour réduire les aléas tant moraux que financiers. Alors que la revendication des entrepreneurs privés algériens s'apparente à une démarche capitaliste de marché. Ils veulent moins de régulation contraignante. Nous expliquerons dans la seconde partie de cet article le pourquoi de cette divergence. Les entrepreneurs algériens recherchent une rupture avec la suprématie d'un capitalisme d'Etat qui sur-intervient dans l'économie avec des objectifs qu'ils ne partagent pas toujours ou ne perçoivent pas comme utiles. On observe donc un affrontement marxien entre deux formes de capitalisme et non pas une lutte marxiste entre un capitalisme et un système socialiste comme ce fut le cas naguère dans certains pays de l'Est. Cette question sera abondamment traitée dans la seconde partie de cet article. POURQUOI L'ALGéRIE N'EST PAS SOCIALISTE ? Le socialisme en Algérie a été un choix par défaut, mais sans conviction ni fondements. L'Algérie n'est pas socialiste, même si on en a adopté certains archétypes, et surtout les travers. D'ailleurs, peu d'Etats osent encore aujourd'hui se réclamer d'un tel modèle. Soyons réalistes ! L'Algérie n'est pas socialiste car elle n'a jamais porté en germe les fondements du modèle socialiste dominant : (1) la lutte des classes, (2) la dictature du prolétariat, (3) le rejet de la religion, l'art et la culture comme instruments de bonheur illusoire, (4) et le matérialisme historique. (1) La lutte des classes : Le choix socialiste affiché au lendemain de l'Indépendance est dicté par un environnement binaire “Capitalisme/Socialisme” qui associe le premier à l'impérialisme et au colonialisme, tandis que le second présente les traits d'une libération du joug de l'oppresseur. Il n'y a pas à proprement parler de lutte de classes qui caractérise la naissance d'un régime socialiste au sens marxiste du terme. En 1962, les Algériens ne constituent qu'une seule classe socioéconomique relativement homogène, à quelques exceptions près. Le combat pour l'Indépendance est d'abord une lutte d'autodétermination plus en rapport avec la loi des peuples à disposer d'eux-mêmes, qu'avec une volonté économique de se ré-accaparer une quelconque création de richesse ou une “sur-valeur” au sens marxiste du terme. Le peuple algérien ne perçoit pas l'oppresseur français comme une classe bourgeoise qui spolie son droit à la redistribution des richesses dont il est le créateur principal, mais davantage comme un occupant qui confisque ses droits à disposer de lui-même et un pourfendeur de sa dignité humaine. La guerre de Libération algérienne n'a donc rien à voir avec une quelconque révolution d'octobre que la noblesse russe eut à subir en 1917 sur l'initiative d'un peuple aux abois sur le plan social et économique. Dans ce cas russe, il n'est pas faux de parler de lutte de classes au sein d'une nation exerçant sa pleine souveraineté. Faisons un parallèle à présent avec la lutte du peuple palestinien. Personne n'ira soutenir que le modèle dans lequel le peuple palestinien s'immergerait, s'il obtenait enfin son autonomie, serait un modèle socialiste. Tout simplement parce que le contexte dans lequel évolue aujourd'hui le conflit israélo-palestinien n'est plus un modèle binaire de type “Capitalisme contre Socialisme”. Bien au contraire, la lutte de libération palestinienne use de moyens armés, de moyens politiques, d'organisation de lobbys agissants, et d'autres moyens économico-financiers dans la zone du Moyen-Orient autant qu'à travers le monde. Ce sont les moyens d'une époque nouvelle, et la lutte palestinienne qui présente des similitudes avec la lutte algérienne d'indépendance, débouchera certainement sur un modèle socioéconomique et politique de type capitaliste et financier dans lequel excellent les hommes d'affaires palestiniens et moyen-orientaux en général. Autrement dit, c'est bien le contexte qui a fait le choix par défaut du socialisme et non une logique impérieuse de lutte de classes en Algérie. Nous verrons que ce choix trouve ici une faille importante qui explique en partie les échecs successifs des systèmes socialistes adoptés en Algérie (la réforme agraire, les coopératives, l'autogestion, la centralisation politique, la planification et la régionalisation des marchés, l'industrie “industrialisante”,…). La revendication d'une “justice sociale” récupérée le 20 août 1956 dans le cadre du Congrès de la Soummam qui réunissait principalement Abane Ramdane, Larbi Ben M'hidi, Krim Belkacem, Omar Ouamrane, Bougarra, Ali Khodja,… est un agrégat de révoltes sociales latentes qui matérialisent des tensions nées de l'oppression par l'occupant, mais elle ne peut pas être associée à une lutte de classes. On y fait d'ailleurs référence à une révolution patriotique et anticolonialiste. Le traitement inique de la condition des Algériens date de l'occupation première et s'accentue par le code de l'indigénat. Il ne s'agit pas d'un simple lien de subordination abusif ou discriminatoire dans des rapports de travail. Les Algériens sont davantage confrontés à un état de subordination identitaire, cultuel, économique, politique et social qui amoindri leur dignité et annihile leur citoyenneté. Autrement dit, ils sont même niés en tant que classe participante et citoyenne. Le combat fut bien de nature révolutionnaire, car de telles situations ne peuvent évoluer par de simples réformes sociales. Mais cette révolution n'est pas une lutte de classes par essence, même si on a bien voulu lui donner le qualificatif “socialiste” qui est à l'époque fédérateur. La volonté française, dès 1956, d'isoler la Révolution algérienne trahit en quelque sorte le caractère radical de cette lutte qui dépasse la simple revendication socialiste. (2) La dictature du prolétariat : Au sens marxien du terme, le capitalisme se caractérise d'abord par l'accaparement de la richesse créée au profit des apporteurs de capitaux (des moyens de production par exemple) au détriment plus ou moins important des acteurs qui créent la “sur-valeur” (les ouvriers, les employés, les cadres,…). Le capitalisme financier est une forme paroxystique de cette logique d'accaparement de la “sur-valeur” créée. C'est l'argent pour l'argent ! Or, le socialisme est précisément pour Marx un passage du capitalisme au communisme. Le communisme exclut d'ailleurs toute idée d'Etat, contrairement à ce que l'on a pu observer dans tous les Etats qui ont expérimenté ce modèle. Cependant, cela implique que le prolétariat renverse “la dictature bourgeoise” en place, celle qui s'accapare la plus-value. Sauf que cela ne suffit pas. Il est important que dans ce processus de transformation, nous dit Marx et d'autres penseurs socialistes comme le Français Auguste Blanqui, il y ait une période plus ou moins longue de dictature du prolétariat. Cette étape n'a jamais eu lieu en Algérie, tout simplement parce que, comme on vient de le rappeler, les Algériens n'ont pas renversé une dictature bourgeoise, mais conquis par les armes leur indépendance, et donc d'abord une souveraineté politique. Et même si l'on a fait, dans la Charte de 1976, que chaque Algérien devait être un militant de la révolution socialiste productrice d'une société industrielle, il n'en reste pas moins que cela ne s'apparente pas à une dictature du prolétariat au sens marxiste du terme. La notion de “résurrection des peuples du Tiers-Monde”, également présente dans la Charte, nous semble plus appropriée. (3) Le rejet de la religion, l'art et la culture : Faut-il rappeler qu'ici au contraire la religion musulmane a tout de suite été considérée par nos premiers dirigeants comme le ciment du peuple. La religion a joué un rôle fondateur de la nation plus que tout autre élément tangible des politiques qui se sont succédé. Le président Boumediene lui-même se référait souvent à la notion “d'authenticité arabo-islamique” pour qualifier ce qui caractérisait le peuple algérien. La Charte de 1976 dispose que l'Islam est religion d'Etat ; toutes les écoles privées sont nationalisées et l'école unique est de type confessionnel, le nombre de mosquées passe de 2 200 en 1966 à 5 829 en 1980 ; et dans les décennies qui suivent l'indépendance la religion est utilisée comme un dispositif permettant au contraire de contenir une progression des courants laïques. Autrement dit, ici encore l'un des fondements du socialisme fait défaut. (4) Le matérialisme historique : on part du principe que le socialisme s'explique d'abord par le vécu des individus qui est la cause des développements et des changements qui s'opèrent dans leur société (le nouveau matérialisme selon Marx). Les conditions d'existence réelle des Algériens les auraient poussés vers une forme de socialisme. Ces conditions sont toujours en rapport avec l'affrontement des classes sociales, et à leur influence sur leurs évolutions historiques. Or, il est tout aussi probable que si les Algériens avaient opté pour une forme de capitalisme entrepreneuriale, leur société aurait connu des formes de changement radicales qui se seraient inscrites aussi bien sinon mieux dans une amélioration de leurs conditions d'existence. Et comme le rappelle Benjamin Stora, avec la devise “un seul héros, le peuple”, une histoire anonyme s'instaure très tôt en Algérie, avec comme conséquence principale : un flottement qui ne laisse aucune place à un matérialisme historique qui donnerait du sens aux attentes du peuple algérien à l'aube de son indépendance. Le socialisme devient ce choix par défaut par rejet du capitalisme impérialiste et oppresseur. Ces quatre fondements faisant défaut, il ne nous paraît pas sérieux de penser qu'un réel schéma socialiste ait pu prendre racine en Algérie. Il ne nous paraît donc pas pertinent de lutter contre “des moulins à vent”. Essayons de comprendre comment se construit réellement l'Algérie pour orienter avec plus de pertinence les changements nécessaires qui nous attendent. LES LIMITES DU SYSTÈME BICEPHALE ALGERIEN Il ne fait aucun doute que les autorités algériennes ont très tôt adopté un mécanisme bicéphale au même titre que l'intention des autorités chinoises. Mao Zedong (président chinois de 1954 à 1959), imposa à la population chinoise un système dit de “collectivisme communiste” portée par la dictature d'un parti unique, notamment sur le modèle soviétique. Ce fut la “voie chinoise vers le socialisme”. Cependant, à partir de 1958, il se démarqua progressivement de l'URSS et fut l'inspirateur d'une nouvelle politique économique qui s'éloignait du socialisme classique (“le Grand Bond en avant de la Chine”). Sans renoncer à ses convictions collectivistes (d'ailleurs assez proches des systèmes socioculturels et historiques chinois comme le rappelle notamment Geert Hosftede), le président Mao voulait pour son pays un système bicéphale (“un seul pays, deux systèmes”, disait-il). Capitalisme économique et socialisme politique pouvaient coexister, pensait-il (“peu importe la couleur du chat, pourvu qu'il attrape la souris”). Son modèle fut un échec, mais l'esprit d'un capitalisme industriel était là. En Algérie, cet état de fait se caractérise par l'existence de deux marchés en parallèle, celui des transactions publiques et un autre, relégué à la portion congrue, consacré aux transactions privées. Cela s'accompagne également de deux systèmes financiers bien distincts, alors que partout à travers le monde, il n'est plus fait de distinction entre les marchés financiers publics et privés. Autrement dit, un capitalisme d'Etat côtoie une autre forme de capitalisme : le capitalisme entrepreneurial. Il suffit de faire référence à l'investissement public qui occupe une part non négligeable dans la croissance de l'économie algérienne (48% des investissements globaux), même si ce schéma n'apparaît pas viable à long terme. L'adage qui nous dit que “ce n'est pas parce qu'un mouton a quatre pattes qu'il peut emprunter deux chemins différents” s'applique ici. L'Algérie doit faire clairement son choix entre un capitalisme d'Etat qui ne fait aucune concession sérieuse à l'entrepreneuriat privé, à l'innovation, au progrès individuel,… et un capitalisme entrepreneurial qui pourrait prendre une part non négligeable dans le développement du pays. La peur d'un retour vers le socialisme est de notre point de vue une représentation inexacte de la réalité algérienne. La vraie question est de savoir comment l'Etat peut se départir d'activités de marché qui ne lui sont pas dédiées par définition absolue tout en exerçant son rôle d'Etat régulateur des mécanismes de marché qui auraient précisément pour vocation d'éviter des crises graves au sens marxien du terme. Des économistes comme Ronald Coase, Jensen et Meckling, ou Furubotn et Pejovich ont clairement démontré que la confusion entre les organes de gestion et de contrôle est source d'inefficacité économique. Les Etats ont le plus souvent intérêt à consolider leur autorité de régulation et même leur contrôle en déléguant l'acte de gestion à des acteurs économiques privés. Non seulement, l'efficacité économique est plus importante, mais l'action régulatrice de l'Etat est mieux acceptée en tant que partie prenante, et non plus en tant qu'acteur concurrentiel d'un secteur entrepreneurial privé. La gestion des phares maritimes en Angleterre illustre bien cet état de fait : le prix Nobel d'économie Ronald Coase a démontré avec beaucoup d'efficacité que l'initiative privée était à l'origine des grandes innovations et même de la plupart des activités d'intérêt général (le cas des phares par exemple), alors que la grande majorité des économistes prétendait que certaines activités de service public ne pouvaient être assurées que par des organisations étatiques, et prenaient précisément comme exemple révélateur celui des phares construits sur les côtes maritimes anglaises. Pouvait-on imaginer confier ce type d'activités à des entrepreneurs privés ? Il leur paraissait évident qu'un agent privé éteindrait son phare à la vue d'un navire qui n'aurait pas payé sa redevance. Cela semblait tellement évident à la plupart des économistes et des décideurs politiques. Or, R.H. Coase démontra avec minutie que ces phares n'auraient jamais existé sans l'initiative d'entrepreneurs privés qui prenaient beaucoup de risques en les construisant (y compris en pertes humaines) et que seule la perspective de concessions à 90 ans les motivait à investir dans de telles entreprises. Que ces agents privés reversaient une partie de leurs redevances à la Trinity House qui s'occupait, notamment des veuves et des orphelins de marins morts en mer. Et que ces phares ont finalement décliné et se sont dégradés à partir du moment où l'Etat britannique a décidé de les nationaliser et de fiscaliser les droits de phares. La Trinity House fut privée de ses ressources de phares au passage. Cet exemple montre bien que l'Etat peut être un excellent régulateur de marché, notamment en suscitant des initiatives privées et des investissements risqués, alors qu'il n'a pas toujours les ressources et la flexibilité managériale que requièrent ces activités. La confusion de l'organe de gestion et de l'organe de contrôle présente parfois des synergies négatives, même si l'Etat peut demeurer un acteur-clé de l'économie, notamment dans des secteurs stratégiques d'intérêt général ou d'intérêt commun. Ces deux intérêts suprêmes justifient la présence d'un Etat fort, comme partout à travers le monde. Finalement, l'Algérie qui se construit avec l'idéal type du “chacun selon ses besoins” sera très vite rattrapée par la réalité du “chacun selon ses moyens”. À défaut d'avoir réellement pu instaurer un régime socialiste, le pays devient inexorablement un modèle de capitalisme d'Etat et de paternalisme socioéconomique. De l'Etat providence qui veut devancer les besoins de son peuple à l'Etat interventionniste qui pense et agit pour son peuple il n'y a qu'un pas. Et comme une mère qui vous surprotège, le trop d'Etat peut remettre en cause la notion même de progrès de son peuple. Le progrès est une notion-clé pour l'homme quelque soit sa nature et son statut. Permettre l'innovation, favoriser l'exportation et la libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux, protéger l'investissement et la propriété, structurer la formation,… participent de cette notion de progrès. Contrairement à l'animal, l'homme est perfectible. Et s'il ne perçoit pas cette possibilité de se parfaire, de progresser, d'évoluer et de faire évoluer ses propres activités… c'est bien sa dignité d'homme et de citoyen qui est en jeu. L'indépendance d'un pays et sa souveraineté reposent sur le principe de la loi des peuples à disposer d'eux-mêmes. Ce droit de disposer de soi-même et la notion de progrès sont indissociables. Restreindre le droit au progrès, c'est réduire le droit fondamental d'un peuple à disposer de lui-même. (*) Professeur à l'université de Nice Sophia-Antipolis