Rencontré au 9e Symposium international de MDI Business School Algérie, qui s'est déroulé les 30 et 31 mai au Hilton d'Alger, le professeur Taïeb Hafsi, titulaire de la chaire de management stratégique international à HEC Montréal (Canada), a bien voulu répondre aux questions de Liberté, après sa communication qui a traité de l'entrepreneuriat public, au cours de la première matinée de la rencontre. Liberté : Professeur, croyez-vous qu'il existe, en l'état actuel des choses, une possibilité de rédemption pour le secteur public algérien ? T. Hafsi : Le secteur public peut être beaucoup plus efficace, mais c'est une question de leadership. Notre compréhension de la question a été grandement affectée par les sociologues, en particulier un grand sociologue américain, Philip Selznick. La Rand Corporation, qui réalise des études d'importance nationale pour les USA, avait recruté P. Selznick au cours des années 50 du siècle dernier pour étudier un problème préoccupant : pourquoi les partis communistes de l'Europe de l'Ouest étaient si dynamiques ? Selznick est parti en Europe et en est revenu avec des conclusions étonnantes. Pour simplifier, son argument est à peu près le suivant : l'organisation est semblable à une “machine” qui, parfois, adopte des valeurs, un peu comme l'âme de l'organisation, qui, comme un être humain, devient capable de réflexion autonome et d'adaptation. C'est là que le leadership intervient comme source et promoteur principal des valeurs entretenues par des champions, une élite dans le langage des sociologues. Ces champions sont développés par les leaders et contribuent à l'infusion et à la protection des valeurs, sous l'autorité d'un leadership. Le secret des partis communistes, révélé par Selznick, était qu'ils partageaient des valeurs qui leur donnaient une agilité et une capacité d'action incomparable. Selznick a même argumenté que lorsque les valeurs sont fortes et partagées, on n'a plus besoin de leader. De retour aux USA, Selznick ira étudier les entreprises qui fonctionnent bien, pour constater que ces entreprises fonctionnaient de la même manière que les partis communistes de l'Europe occidentale. Les organisations qui sortent de l'ordinaire partagent toutes ces mêmes caractéristiques, selon Selznick. En Algérie, j'ai moi-même connu un secteur public qui avait ces qualités, avec des dirigeants intègres et dévoués qui donnaient l'exemple et qui ont réalisé des choses remarquables. Par la suite, le secteur public a subi une implosion après la grande remise en cause à la mort de Boumediene. En voulant réformer sans réfléchir, on a fini par jeter le bébé avec l'eau du bain. Beaucoup de responsables de qualité ont quitté le secteur public et parfois le pays. Ce qui a caractérisé cette période a été le tronçonnage du secteur public. Sonatrach, en particulier, a été confiée à un ministre qui était loin d'avoir de la compétence des gens en place. Par la suite, les gestionnaires ont été incriminés souvent à tort, puis jetés en pâture à la vindicte populaire pour leur gestion. Depuis, les responsables de l'entreprise publique sont devenus timorés, avant de quitter le secteur ; ceux qui restent attendent les instructions pour le moindre acte de gestion afin de bénéficier du parapluie de la tutelle. Ce genre de comportement est la mort d'une organisation, qu'elle soit publique ou privée. Vous voyez donc que le secteur public a des difficultés, mais qui ne sont pas irréparables, lorsqu'on sait quoi faire. Comment et quoi faire pour réinsuffler le feu sacré aux entrepreneurs du secteur public ? Pour retrouver les bonnes dispositions de l'époque ancienne, il est essentiel que les cadres du secteur public soient mis en confiance, et pour cela, il est nécessaire que l'Etat remplisse son rôle de garant en le clarifiant. La cohérence est le maître mot. Le secteur a besoin de cohérence et de stabilité pour pouvoir s'exprimer. Si les dirigeants changent trop souvent d'opinion, ils discréditent d'abord le secteur public et réduisent sa capacité d'action. Le meilleur exemple à ce sujet est celui de la Chine, où il y a des enseignements utiles. Présents dans toutes les parties du pays, partageant les mêmes objectifs et les mêmes valeurs, les communistes introduisirent la centralisation en Chine. Il en résulta des catastrophes considérables. D'abord, désireux de lancer la Chine dans le développement industriel, Mao lança le mot d'ordre du “Grand bond en avant”, en vue de renforcer l'économie chinoise en la sortant de ses traditions agraires archaïques et en la poussant vers l'industrialisation. Il en résulta un abandon partiel des terres par les paysans ; abandon qui mena à une grande famine, dont les conséquences dépassent l'entendement, notamment plus de 30 millions de morts, selon les chiffres récemment reconnus par le gouvernement. Dès la mort de Mao, le pays revint à ses pratiques ancestrales. Le centre restait puissant, mais chaque province fut engagée à résoudre ses propres problèmes. Deng Xiao Ping adopta une démarche résolument pragmatique pour encourager cette responsabilisation locale. Les résultats furent spectaculaires. D'abord au niveau de l'agriculture, le gouvernement décida que l'Etat n'avait pas à être propriétaire de la terre. Les occupants reçurent leurs titres, avec comme seule contrainte de ne pas revendre la terre avant 50 ans. À partir de 1978, les prix des produits agricoles rachetés par l'Etat (produits de première nécessité comme le riz) furent augmentés. Un quota de production fut fixé, puis les paysans furent autorisés à vendre librement toute production supplémentaire. Finalement, les ménages qui le pouvaient avaient la possibilité de participer à une vente aux enchères de lots de terrain additionnels. Le résultat fut spectaculaire. En 1983, 98% des ménages étaient impliqués, avec comme résultat un accroissement considérable de la production de tous les produits agricoles. Ainsi, entre 1978 et 1984, la production de grains augmenta de 5,7% par an, celle des graines à huile doubla, celle du coton tripla, celle des viandes augmenta d'au moins 80% (Kau & March, 1993 : 106). De plus, comme les paysans s'enrichissaient et comme ils étaient contraints par des règles sévères de limitation des déplacements, on les autorisa à investir dans des entreprises de villages et de cantons (EVC). Là aussi, la croissance fut spectaculaire. La part des EVC dans la production industrielle a été portée à 36% en 1988, contre 22% en 1978 ; une hausse annuelle jusqu'en 2000. Les EVC employaient 127 millions de personnes. Cela se produisit aussi dans tous les secteurs de la vie économique. Le commerce fut libéralisé, notamment les exportations par les entreprises locales furent permises sans autorisation. De même, l'initiative locale fut encouragée. Ainsi, à titre d'exemple, nous avons étudié la transformation de l'industrie de l'électricité de 1980 à 2000. Au départ, c'était un ministère. À cette époque-là, il avait beaucoup de mal à répondre à la demande. Il y avait des pénuries partout, sauf à Beijing. Vingt ans après, plus de 4 000 entreprises activaient dans l'industrie ; il y avait une vitalité considérable, avec une grande partie de l'investissement réalisé par des étrangers. Il y avait surplus d'électricité partout et les préoccupations avaient évolué vers la gestion de la compétition et la protection de l'environnement. Cette transformation fut obtenue en donnant plus de liberté d'action aux acteurs locaux, permettant un renforcement considérable du secteur public, parce que les acteurs principaux de toute cette transformation ont été les fonctionnaires et les dirigeants de l'Etat. Le leadership est une clé importante, mais le revers de la médaille est que si le leadership est mauvais, cela bloque le fonctionnement de l'entreprise ou de l'organisation. Comme le disait le grand philosophe chinois Lao Tsu, les meilleures entreprises sont celles où le leadership est invisible. L'Algérie n'a pas été malchanceuse puisqu'elle a des ressources naturelle et humaine substantielles. Elle n'a cependant pas encore eu la chance d'avoir de grands dirigeants, même si certains comme Boumediene ont été forts. Dans l'environnement actuel de l'acte d'entreprendre (instabilité juridique, crainte de poursuites judiciaires pour actes de gestion, etc.), de quoi les entrepreneurs publics ont-ils le plus besoin pour se défendre, s'épanouir et en fin de compte donner plus d'efficacité aux secteurs publics qu'ils gèrent ? Les managers du secteur public sont piégés actuellement. Ils ne peuvent que perdre à prendre des initiatives dans l'intérêt général. Pour qu'ils puissent jouer leur rôle, soit de management des entreprises publiques, soit d'animation du fonctionnement de l'économie nationale par le biais du privé, il nous faut repenser le système dans son ensemble, éduquer la population sur ce que cela veut dire : faire fonctionner une économie, valoriser la contribution de “ceux qui sautent sur les bombes” comme le disait un grand gestionnaire du secteur public algérien. On ne peut pas vouloir tuer ceux qui sautent sur les bombes et espérer avoir beaucoup d'éclaireurs. À mon avis, la transformation du secteur d'Etat passe par une décentralisation importante. C'est cela qui va amener l'efficacité et même l'efficience. Le retour au local n'est pas sans péril, mais, à mon avis, les dangers d'un tel retour sont moins grands que ceux de la situation actuelle. Croyez-vous qu'il ne s'agit que d'une simple question de mise à niveau, de savoir-faire, de législation, de maîtrise de technologie, de coût, de process (etc.), ou alors serait-ce une question structurelle, voire psychologique ? Quand on observe la situation algérienne sans l'approfondir, on est tenté de penser que seuls les psychanalystes sont capables de la démêler. En fait, les problèmes sont organisationnels surtout. Il y a, bien sûr, des questions techniques de première importance comme celles que vous évoquez. Notamment, nous avons besoin de connaissances dans tous les domaines, y compris les domaines économique et politique. Mais je crois que cela ne nous résiste que parce que nous avons une faiblesse organisationnelle considérable. Nous sommes en désordre et, de ce fait, même les bonnes choses se perdent. Le désordre peut être illustré par des gens qui tirent dans tous les sens. Ils ne peuvent progresser, même s'ils sont tous très bons. Il faut remplacer cela par “tirer dans le même sens”. Des gens moyens tirant dans le même sens peuvent très bien faire. Bien entendu, se mettre en ordre n'est pas une chose évidente. En situation de complexité, on est souvent au bord du chaos, et si l'on n'en est pas conscient, on peut y tomber. On a besoin de toute la science qu'on peut rassembler pour gérer en situation de complexité. L'entrepreneuriat est un cas un peu spécial. Les entrepreneurs sont des personnes qui bousculent le système et l'amènent à se transformer. Ils n'apparaissent cependant pas lorsque les risques sont grands. En Algérie, actuellement, les risques sont bien trop grands pour qu'on puisse voir émerger des entrepreneurs publics. Mais dans le passé, justement la période de Boumediene, on a vu beaucoup d'entrepreneurs à l'œuvre. Donc, vous voyez, la réponse à votre question est multiple. Mais l'essentiel est organisationnel. On doit tout faire pour que l'organisation Algérie fonctionne mieux.