Un embonpoint bien porté et soutenu par une large ceinture en cuir, chemisette grise, Lech Walesa est à l'heure au rendez-vous. Il nous avoue le plaisir à recevoir des journalistes algériens. Sans protocole et tout de go, il annonce qu'il n'a préparé aucun discours mais qu'il était prêt à répondre à toutes les questions. Entier, jouant de ses mains, des yeux malicieux qui fixent celui qui a posé la question, l'ancien électricien des chantiers navals de Gdansk a mûri. Tantôt philosophe, loin des faux problèmes quotidiens, presque résigné à accepter la mondialisation, tantôt révolutionnaire, comme il aime se décrire, pestant contre les grandes puissances. Assis sur un fauteuil, ajusté assez haut pour dominer ses interlocuteurs et qu'il fait tourner de gauche à droite, l'ancien Président avoue que tout finira par se mondialiser. Il se reprend, avec un sourire en coin : “Une seule chose ne peut être mondialisée : ma femme.” Liberté : Monsieur le Président, quelle appréciation portez-vous sur la transition économique de la Pologne ? Lech Walesa : Ce que nous avons fait a été difficile. On faisait partie d'un autre monde avec des modèles de gestion, et il fallait passer à une autre économie diamétralement opposée. On a réduit notre économie de 70%, c'était le quota destiné à l'URSS et, du jour au lendemain, ce marché n'existe plus. Par ailleurs, il fallait renouer des liens avec d'autres pays de l'Europe. Cette recherche de la reconstruction a été très difficile parce que l'on croyait, bien naïvement, que l'Europe allait nous aider, mais non. Le capitalisme est né spontanément en Pologne par les Polonais. On a longtemps attendu l'Europe. Tout le monde pensait que cela se passerait mieux. Aujourd'hui, cela se passe de mieux en mieux, mais on continue à payer la note. Néanmoins, je suis content de vivre dans un monde nouveau dont la simple idée, avant 89, relevait non d'un rêve mais d'un mirage. Aujourd'hui, je suis absolument pour ce changement, mais voir combien d'opportunités ont été ratées, c'est dommage. Que fait actuellement Lech Walesa ? J'étais l'initiateur de certaines réformes en tant que membre de Solidarnosc et surtout en tant que Président de 1990 à 1995. Je reste un peu dictateur, mais sain, et je continue mon combat démocratique au sein de l'Assemblée (la Diète) comme député. Mon défaut, c'est que je ne peux pas rester plus d'une heure à l'Assemblée. Je n'aime pas le verbiage. Je regarde, j'écoute : j'applaudis quand c'est bon et siffle quand c'est mauvais. Sinon, je passe beaucoup de temps à l'étranger où je suis invité à participer à des forums sur les processus des changements au niveau mondial. Je reste toujours un révolutionnaire et en voyageant, j'encourage à trouver des solutions. Pensez-vous que la Pologne est prête à déléguer des pouvoirs à l'Europe ? Il faut être lucide et objectif en ce sens qu'il faut réfléchir à ce qui dépasse le cadre du pays, et qui doit être géré dans un espace régional comme celui de l'Europe. Je pense, notamment à l'information, les nouvelles technologies de la communication, l'écologie, l'énergie et le système financier. On voit et on apprécie. À ce sujet, l'Europe a deux missions : égaliser les échanges et aider à une mise à niveau. Dieu ne nous a pas créés égaux et les richesses sont différentes. On a besoin de tout le monde, et chacun doit travailler pour les autres. La contribution est nécessaire par sujet et par point. Il y a une chose que nous ne devons pas oublier, c'est que l'Asie est à nos portes avec deux géants qui sont la Russie et la Chine. Il faut être solidaires pour faire front. Vous avez déclaré en 1981 à un journal français, aujourd'hui disparu (Le Matin de Paris) : “Nous créerons la Pologne dont nous rêvons.” Le rêve est-il exaucé ? On est encore très loin, mais nous sommes sur la bonne voie car l'option est bonne. J'avais une vision simple. Malheureusement, la Pologne s'est trouvée toute seule à courir après l'Europe, sans préparation, alors que la Hongrie et la Tchéquie ont mis deux ans à se préparer, l'unification allemande s'est faite lentement, sans précipitation. À notre décharge, le communisme était là, avec un état de siège et dix ans à faire du surplace. L'urgence et le désir conjugués était de démanteler le communisme, et cela a été fait à la hâte, sans plan. Maintenant qu'on y est, il faut trouver le financement pour les différents plans de développement. Le 20 juin, ce sera l'élection présidentielle anticipée, après le drame qui a endeuillé la Pologne qui a vu son élite politique décimée, dont le Président en exercice, lors du crash de l'avion présidentiel. Comment la voyez-vous ? C'est un non-événement car il n'y aura aucun changement au niveau de la philosophie du pouvoir. Le capitalisme est et sera là. C'est juste un jeu où les jeux sont déjà faits et on jouera sans nous. De quel parti vous sentez-vous être le plus proche, le parti Droit et Justice ou celui de la Plate-forme civique ? Ni l'un ni l'autre puisque je vous dis que la souveraineté n'est plus nationale. On dépend de l'Union européenne. On peut faire du cinéma, mais uniquement pour la frime. Les problèmes d'énergie, d'écologie, entre autres, sont supra nationaux et dépassent les Etats. J'ai dit, il y a vingt ans où chacun voulait dominer l'autre, qu'il fallait cesser “la course des rats”, démanteler les croisements et les feux rouges pour remplacer tout cela par des passerelles. On ne peut pas rencontrer Lech Walesa sans parler de ce fabuleux mouvement qu'est Solidarnosc. Alors, Solidarnosc, vingt ans après ? Le mouvement de Solidarnosc est construit sur trois volets : 1- mettre en place un monopole assez solide à même de contrebalancer le monopole communiste. Le monde nous a tendu la main. J'étais Président ; 2- pousser ce monopole que nous avons mis en place vers le pluralisme sans précipitation. Il fallait trouver des marchés pour les produits précédemment envoyés à l'URSS. À titre d'exemple, 99% des produits et activités de Gdansk étaient tournés vers l'URSS. Les travailleurs des chantiers navals ont été obligés de chercher du travail ailleurs. C'était le moment de mettre au placard les étendards de Solidarnosc et de se mettre au travail ; 3- il fallait se réorganiser pour défendre les intérêts des travailleurs qui étaient au nombre de 10 millions au sein du mouvement. Ils ne sont plus que 500 000 aujourd'hui. J'ai quitté Solidarnosc qui ne se retrouve plus, après avoir perdu les élections. Au jour d'aujourd'hui, je ne demande rien, je ne mendie pas, et j'ai un mauvais caractère. Un mot sur les relations algéro polonaises… À l'époque, on a fait partie d'une configuration commune, mais on n'a pas fait assez d'efforts les uns et les autres. Après la révolution (polonaise), on s'est dispersés, privilégiant le règlement des affaires intérieures où tout était à remodeler et à reconstruire. Maintenant, il faut revoir nos relations avec les autres dont l'Algérie, mais il faut de l'argent, denrée aujourd'hui devenue rare. L'ancien régime a laissé des strates et le problème est de retravailler les mentalités. J'espère que je verrais instaurer une bonne coopération avec l'Algérie. Un message aux Algériens ? Construisez ! Construisez ! C'est là mon message aux Algériens. Il y a toujours des nations qui veulent nous exploiter et non nous aider à construire. Car, elles, elles ont toujours eu une vie facile.