Il y a dix-huit ans, le président Boudiaf était exécuté en direct à la télévision. Depuis six mois qu'il était rentré d'exil, il n'en finissait pas de dessiner, par touches successives, avec une certaine hésitation tout de même, et sûrement beaucoup de contrariété, le projet qu'il concevait pour l'Algérie. Pour la seconde fois depuis le Congrès de la Soummam, un pouvoir préconisait de propulser le pays dans la voie de la modernité. Dans un contexte qu'on présentait comme acquis au mouvement conquérant de décadence islamiste, Boudiaf a révélé les ressources patriotiques pour légitimer un projet national démocratique et moderniste et suscité l'écho populaire nécessaire à sa prise en charge. Mais pour la seconde fois, l'initiative est contrariée par l'assassinat de son inspirateur. Et pour la seconde fois encore, le crime politique engage la nation dans la régression idéologique et la compétition clanique. D'année en année, le pays déchoit un peu plus dans la régression culturelle, le contre-développement économique, le désordre social, la répression et l'arbitraire. Le résultat en est qu'aujourd'hui, l'Algérie est un pays sans projet, sans ambition, sans défi, si ce n'est la quête aux exploits à la petite semaine. Faute de construire un pays, le régime finance et refinance une autoroute inaugurée au kilomètre, un métro mille fois annoncé et quelques autres ouvrages qu'il arrive rarement à finaliser, mais qui font office de réalisations et motifs à pavoiser. Le pétrole ayant retrouvé un niveau de prix qui autorise la répression de l'initiative et l'accroissement spectaculaire de la dépense publique, le développement ainsi conçu sert de vecteur à la plus hémorragique entreprise de corruption que le pays ait eu à subir. Il n'est plus un centre budgétaire qui peut se prévaloir de n'avoir pas été éprouvé par la pratique du détournement, véritable élément de collusion politique qui entretient la solidarité des clans. C'est dans une Algérie sans perspectives, jetée en pâture à la prévarication, où règne l'impunité du terrorisme et de l'abus de pouvoir, que survient le dix-huitième anniversaire de l'assassinat de Mohamed Boudiaf. Des appels invitent au recueillement à la mémoire du martyr. Mais peu de cas est fait de ce que l'avènement de Boudiaf fut une rupture avec le mouvement de démission qui venait de céder le pays à un processus obscurantiste et fascisant et que son meurtre fut une contre-rupture dans la perspective de réhabiliter le mouvement de régression. Aujourd'hui, l'idéologie islamiste et le discours nationaliste, “réconciliés”, justifient la curée rentière, même si le butin des uns prend la route d'Istanbul ou de Dubaï et celui des autres le chemin de Genève ou du Luxembourg. Cette Algérie de la rapine est possible parce qu'on oublie qu'un autre destin lui était envisageable. L'amnésie est l'alliée de l'imposture. Le 29 juin, ce n'est peut-être pas seulement le souvenir d'un moudjahid ou d'un président défunt auquel on se plie, avant de revenir à ses soucis de conteneurs, de frais de mission ou de visa… Ce jour-là, c'est une certaine Algérie aspirant au progrès et à la solidarité qui fut assassinée, comme elle le fut, une première fois, en ce 27 décembre 1957, dans une ferme au Maroc. M. H. [email protected]