J'aurais voulu que cette seconde partie de la chronique dédiée à la mémoire de Mohammed Arkoun intervienne dans un autre contexte. Surtout pas à l'issue de la deuxième mort du penseur musulman enterré contre la volonté du peuple algérien hors de sa patrie. Même si, force est de le reconnaître, les commis de l'idéologie dominante, connus pour la négation dont ils entourent les meilleurs enfants de l'Algérie, donnent l'impression d'être de bons chrétiens offrant en la circonstance leur autre joue, après la gifle déjà reçue à la suite de l'enterrement à Casablanca du grand maître de la musique classique tlemcénienne, le regretté cheikh Redouane Bensari. De son vivant, Mohammed Arkoun n'avait pas manqué d'initier un débat démocratique pour permettre au monde musulman d'en finir avec les divagations apologétiques et les représentations idéologiques. Il profitera d'ailleurs de la machiavélique mise en scène hollywoodienne du 11 septembre 2001 et du formidable effet multiplicateur sur la volonté collective de savoir et les offres d'explication très souvent obsolètes, fantaisistes, fantasmatiques, dogmatiques, exprimant les contenus des imaginaires construits depuis longtemps en contextes islamiques comme en contextes occidentaux, pour enfoncer le clou. Pour permettre le plein épanouissement du peuple musulman, soutenait-il, le passage par une reconquête des outils de pensée, quand ils sont recouverts de gangues multiples qui les rendent impropres à l'intelligibilité visée par l'analyse critique, est des plus obligés. Un passage, qu'il y a lieu d'emprunter à l'effet de réunir les conditions de possibilité d'un dépassement historique des blocages mentaux, culturels, religieux, juridiques, institutionnels qui continuent de contrarier, retarder l'insertion, les progrès, l'enrichissement de l'expérience démocratique dans tous les contextes contemporains soumis aux pressions idéologiques d'un “paradigme islamique” collectivement fantasmé. La même source estimait, non sans pertinence, que la confrontation “Islam et démocratie” renvoie aux conflits historiques concrets entre deux postures de la raison devant la cognition qui commande à son tour les questions centrales de vérité, de réalité, de valeurs, de loi, de légitimité, de gouvernance. Pour corroborer son argumentaire, Mohammed Arkoun faisait largement référence aux sociétés européennes qui sont “sorties” de la religion, sans qu'il y ait nécessairement sortie de la croyance : “Le protestantisme et le catholicisme ont fini par accepter cette sortie et même en tirer bénéfice pour mieux faire valoir les attributs spécifiques et les fonctions de l'instance de la vie spirituelle. L'Islam et les sociétés qui s'en réclament ont connu une évolution exactement inverse en un temps (1950-2002) où le déploiement de la pensée scientifique et l'expansion des demandes de démocratie dans le monde bouleversent jour après jour toutes les conditions d'existence de la personne humaine.” Cette façon de sérier les problèmes n'est pas sans nous offrir un éclairage sur les raisons objectives à l'origine de la perversion des politiques linguistiques, de recherche scientifique en sciences sociales, en sciences de l'éducation, par la prédominance des revendications identitaires où la place donnée à la religion a vite conduit aux dérives fondamentalistes dont on déplore aujourd'hui les conséquences tragiques : “Il y a eu accumulation et transmission systématique à travers les discours officiels et plus gravement encore les discours scolaires, de connaissances radicalement fausses, donc dangereuses, au sujet des fonctions culturelles et historiques de la religion en général et de l'Islam en particulier.” Pour résister à cet état de fait qui a largement contribué à la désintégration rapide de ce qui subsistait encore des codes culturels populaires, la plupart des régimes en place depuis une trentaine d'années dans le monde dit “musulman”, martelait-il, demeurent impuissants à sortir de l'ambiguïté idéologique que perpétuent une politique démagogique de la religion et une prudence calculée – quand il ne s'agit pas d'un refus obstiné fondé sur l'ignorance – vis-à-vis de l'indispensable option démocratique. A. M. [email protected]