Les relations entre l'Islam et la démocratie alimentent bien des discussions depuis ce fameux matin de septembre noir de l'an 2001. Quatre ans plus tard et à quelques jours des premières élections en Irak, les réponses apportées par les Américains et les Européens restent très divergentes. L'Institut germano-américain, dont le siège se situe dans la petite ville allemande de Heideberg, a tenté une approche de réconciliation en organisant, en novembre dernier, un colloque international sur le thème « Islam, religion et démocratie ». Plusieurs intellectuels et penseurs de renom avaient été conviés à donner leur point de vue sur la question de savoir si l'Islam et la démocratie étaient conciliables ou au contraire irréductiblement antagonistes. Parmi eux, les professeurs Abdelkarim Soroush venu de Téhéran et Sadik Al Azm de Damas. Tous deux avaient été chercheurs à la prestigieuse université américaine de Princeton ainsi qu'en Allemagne. Les deux hommes venaient de recevoir à Amsterdam le prix Erasmus. A leurs côtés, le professeur égyptien Abu Zayd, qui vit en exil en Hollande pour échapper à un divorce « forcé » pour avoir « dévié de l'Islam ». Deux éminents spécialistes allemands des études islamiques, Stefan Wild et Udo Steinbach, ont livré le point de vue européen, mais c'est encore le professeur Arkoun qui a livré la réflexion la plus remarquée. Pour Mohamed Arkoun, réconcilier l'Islam avec la démocratie et les concepts fondateurs de l'humanisme européen n'est pas mission impossible. Le penseur algérien avertit cependant, sur un ton qui trahit une certaine lassitude, que le chemin est ardu. Il se réfère à la tradition européenne des Lumières et à la scolastique séculaire appliquée à la religion, il y a quelques siècles déjà, pour constater que cette démarche fait encore largement défaut en Islam. La tolérance, rappelle M. Arkoun, est un concept moderne. Introduit au XVIIIe siècle par Hume, Locke, Rousseau et Voltaire, il n'a pas eu le temps d'apparaître en Islam et le manque d'accès à une éducation de haut niveau contribue à ce vide, selon Arkoun, qui affirme que même les universitaires restent ignorants en la matière. Une réforme de l'Islam étant improbable, Arkoun suggère un vigoureux ijtihad sous la forme d'une « subversion intellectuelle ». Tout comme Lewis, il indique la nécessité de prendre des distances vis-à-vis des valeurs passées dans lesquelles beaucoup de musulmans se sont réfugiés pour éviter la modernité qu'ils ont incarnée pour un temps et transmise à la civilisation universelle. La recherche intellectuelle doit, selon lui, s'adresser également à l'enseignement de l'Islam dans les mosquées et aux communautés d'immigrés qui, dans leur quête d'identité culturelle, ont tendance à radicaliser une vision simpliste de l'Islam. Les responsables de cette indigence intellectuelle sont, selon M. Arkoun, les régimes qui, au cours des années 1960 et 1970, ont promu un enseignement de l'Islam destiné uniquement à renforcer leur pouvoir et à l'adosser à un nationalisme élémentaire dans les pays du Maghreb. Les pires des représentations de cette faillite restent, pour lui, l'assassinat du réalisateur Théo Von Gogh en Hollande par un émigré maghrébin et le traitement de l'Islam fait par les médias depuis septembre 2001. Dans les deux cas, le chercheur constate que la connaissance des fondements religieux et des concepts est pauvre et donne lieu à des interprétations ou des utilisations erronées. La violence au nom de la religion est une manifestation de l'extrémisme, puisque les mouvements d'extrême droite en Europe ou les colons juifs fondamentalistes puisent dans les mythes sacrés leurs attitudes racistes à l'égard des musulmans précisément. A cet égard, M. Arkoun considère que le retour à une approche idéologique et dépourvue de sens critique de la religion chez les Américains porte la marque des sociétés sous-développées. Il ajoute que les télé-évangélistes américains donnent une image intellectuelle et culturelle comparable au manque de corpus critique dans les pays d'Islam. L'adoption de la Déclaration universelle des droits de l'homme et son intégration dans nombre de Constitutions des pays arabes ont été perçues comme un signal positif de modernité après la fin de la Seconde Guerre mondiale et les indépendances recouvrées. Mais cette déclaration n'a été encore signée ni par le Vatican ni par l'Arabie Saoudite que la nouvelle secrétaire d'Etat américaine n'a pourtant pas inclus dans sa liste des tyrannies à réformer. Invité à livrer son sentiment sur l'impact des réformateurs, Mohamed Arkoun a déclaré : « Nous sommes en train de perdre la bataille. Nous ne comptons pas. » De son côté, le professeur Nasr Abou Zayd, qui enseigne en Hollande, s'est montré plus optimiste sur l'impact des réformateurs. Lors de ses voyages en Indonésie (le plus peuplé des pays musulmans, faut-il le rappeler), il a constaté que les ouvrages des réformateurs comme Sorush, As Sadik ou lui-même sont très lus. Il croit à l'ouverture des musulmans à la démocratie, même l'absence d'un corpus contraint les penseurs réformateurs à des compromis. Il note aussi que les pressions nées de la globalisation et de la consommation des nouvelles technologies, voire quelquefois de la perte des indépendances, contribuent à rapprocher les pensées et la recherche du consensus. Il rappelle que l'Islam, ce n'est pas seulement le Proche et le Moyen-Orient, mais aussi la Turquie, l'Indonésie, l'Inde, l'Afrique noire et les pays d'Europe occidentale. Pour Abdelkarim Sorous, jadis conseiller de Khomeyni et converti au rôle de leader réformiste iranien, la démocratie et l'Islam sont compatibles pour autant que la foi ne soit pas délaissée. Il plaide pour un sécularisme différent du concept européen de la laïcité. Il ajoute que la compréhension religieuse doit être perçue dans son contexte historique et avec les idées développées dans le siècle courant. Il relève que l'analyse faite par Levi-Strauss sur la priorité des devoirs en Islam a servi des idées néoconservatrices, tout en faisant remarquer que l'Ancien Testament nie également les droits du croyant pour privilégier ses devoirs. La primauté des droits de la personne s'est faite en Occident contre la pensée religieuse, ajoute-t-il. Quant au philosophe syrien Sadik Al Azm, les sociétés musulmanes sont demandeuses de droits humains, de démocratie et de liberté religieuse et d'expression. Ce sont, selon lui, les dirigeants totalitaires qui ont adopté cyniquement les idées d'exclusion du monde musulman du contexte démocratique. Il croit pourtant qu'un consensus, qui inclut également les Frères musulmans, est en train de se faire contre les dictatures au pouvoir. L'évolution de la Turquie (seul pays musulman séculaire et démocratique à la fois) et le refus de son gouvernement islamiste modéré de servir de relais à l'armée américaine et aux visées israéliennes sont de son point de vue une indication sur le devenir de la relation entre Islam et démocratie. Al Azm pense aujourd'hui que le challenge va venir de l'Irak et de sa capacité à ne pas devenir une théocratie. L'Irak n'a aucune expérience de la charia et les sunnites doivent se résoudre, selon lui, à exprimer leurs regrets pour l'injustice historique commise contre les chiites au temps de la Succession. Stefan Wild a, pour sa part, appuyé la demande des musulmans pour la démocratie en insistant sur le fait que la vie humaine n'est pas exclusivement régie par la religion et que les sociétés musulmanes ne font pas exception à cette règle. En conclusion, les intervenants ont réaffirmé que malgré de nombreux obstacles, dont certains provenaient de l'attitude historique de l'Occident, les sociétés et les citoyens des pays musulmans veulent l'avènement de la démocratie. Tout le monde s'accorde sur le principe, les divergences portant essentiellement sur les moyens de coercition utilisés pour tenter de forcer les pays d'Islam dans une voie sans leur participation.