Après Proust, je n'ai jamais lu un texte romanesque aussi complexe et déroutant que Nedjma de Kateb Yacine. Pendant mes années du collège et celles du lycée, je me carburais en livres d'une bibliothèque communale, située au centre-ville de Tlemcen. On l'appelait, je ne sais pas pourquoi, “bibliothèque du parti”. C'était une bibliothèque bien arrangée, très ordonnée, on y trouvait toutes les nouveautés en littérature algérienne, arabe et universelle, dans les deux langues, arabe et français. Aït Abdel Kader, ceci est le nom du directeur de cet espace livresque de proximité mais exceptionnel. Il fut un hanté de la culture et de la littérature. C'était lui qui m'avait fait découvrir la littérature algérienne. Je me rappelle ce jour où il m'a proposé de lire la Grande Maison de Mohammed Dib. Ce fut mon premier exercice avec la littérature algérienne de langue française. J'ai trouvé en Dib un romancier simple, descriptif, populaire, pédagogique et compréhensible. Après Dib, j'ai lu Malek Ouari (voici un écrivain que nous avons oublié !) puis le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun et la Colline oubliée de Mouloud Mammeri. Avec quelques différences insensées, dans le style comme dans les thématiques, en somme, je me suis trouvé face à une littérature d'amertume sociale, un monde de la misère et des misérables sous une domination coloniale féroce. De cette petite bibliothèque, j'ai commencé à comprendre et à questionner le monde vaste et compliqué qui m'entourait. Ces livres m'ont appris des choses plus profondes que tout ce que m'offraient les programmes froids du collège et du lycée. Cet Aït Abdel Kader, lui seul, m'a appris plus que tous mes professeurs. Les bibliothèques encadrées par des professionnels à l'image de Aït Abdel Kader, qui, outre leur professionnalisme aiment les livres et la lecture, sont capables de donner plus que les pédagogues figés sur des programmes sourds et enrhumés ! Un jour, Aït Abdel Kader m'a proposé de lire Nedjma de Kateb Yacine, tout en me faisant, à l'avance, un discours-fleuve sur la qualité littéraire de ce roman. Enthousiaste, heureux, je me suis précipité pour le dévorer. J'ai passé une semaine en train de le mastiquer ! Je ne vous le cache pas, j'ai essayé de l'avaler ! Impossible. Je l'ai trouvé aigre et enchevêtré. C'était pour moi une torture ! Au début, avec ce titre romantique : Nedjma, étoile, femme, je m'attendais à une histoire d'amour au parfum des roses, à l'instar des romans roses, ou ceux de Ihassen Abdelkaddous, Youssef Sebaï, Naguib Mahfouz ou Lotfi al Manfalouti. Autre chose !Une fois, étudiant en lettres, j'ai essayé pour la deuxième fois de relire Nedjma, de renouer avec ce texte, en vain. En marge d'un colloque organisé à l'université Essenia d'Oran, dans les années quatre-vingt, j'ai rencontré l'écrivain et universitaire Ismaïl Abdoun (voici un autre grand écrivain et théoricien de littérature maghrébine que nous avons oublié ou marginalisé.), il était accompagné d'un autre brillant universitaire Farid Bessayeh (spécialiste de Julien Gracque). Dans cette rencontre, Ismaïl Abdoun a, abondamment, parlé, avec amour et fascination de Nedjma de Kateb Yacine. Je l'ai écouté. Et pour la première fois, j'ai senti qu'un chemin a été ouvert vers ce texte cadenassé. Et j'ai tenté, pour la troisième fois, la lecture de Nedjma. Mais cette fois l'expérience a eu un autre goût. J'ai rencontré Nedjma, l'amour et la littérature. Enfin, je ne suis pas sûr ! Lors d'une exposition consacrée au fonds de Kateb Yacine, organisée par l'IMEC (Institut de mémoire de l'édition contemporaine), en Normandie 2000, en regardant mystiquement le manuscrit de Nedjma : un texte écrit sur un cahier d'écolier, je me suis trouvé fasciné face au “génie du simple”. En Algérie, rares sont celles et ceux qui ont lu Nedjma de Kateb Yacine, et plus rares encore celles et ceux qui l'ont compris. Cependant Nedjma restera le roman le plus cité par la critique culturelle. Souvent, le discours littéraire, universitaire et journalistique autour de Nedjma de Kateb Yacine appartient à la tradition de la culture du “radio trottoir littéraire”. Un discours qui n'est pas fondé. On parle beaucoup de Nedjma et de Kateb Yacine, sans connaître ni l'homme ni l'œuvre. A. Z. [email protected]