Il s'agit ici d'une chronographie de la célébration de la nativité du Prophète qui se voudrait la plus étendue dans le temps et la plus transversale dans l'espace. Car au-delà de nos diversités ethnique, linguistique, territoriale et doctrinale, voilà une date sur laquelle nous nous accordons tous à honorer et à exalter. En l'absence de sources sûres à ce sujet, des divergences existent à propos de la date fixant astronomiquement cet événement majeur dans l'histoire de l'humanité. Cette date solennelle tant annoncée dans l'Ancien et le Nouveau Testament finit par revêtir un aspect populaire et prendre des connotations folkloriques en lien avec les langues et les cultures des nations qui, au fur et à mesure, rejoignaient la communauté de l'Islam. Or, ce rite ancestral semble remonter loin dans le temps. C'est au jour même de la naissance du Prophète qu'il faudrait peut-être le situer. Le Mouloud ne serait de ce fait que la récapitulation du rituel sacrificiel du nouveau-né qui fut fêté par le noble patriarche ‘Abd al-Muttalib en l'honneur de son petit-fils Mohammad (QSSSL). Autrement dit, le Mouloud serait en quelque sorte un rattrapage du temps sacré. Un événement salvateur non commémoré mais vécu ici et maintenant. C'est le temps qui s'arrête ou qui revient au point zéro, c'est-à-dire au commencement et à l'origine de notre destin. C'est donc un moment fort, un instant de vérité et d'identité qui nous interpelle dans notre conscience profonde. Un temps où l'espoir est permis. Il s'agit donc ni plus ni moins que d'une reproduction symbolique de la naissance, non pas en tant qu'événement qui aurait eu lieu dans un temps achevé mais plutôt en tant qu'événement qui vient d'avoir lieu. C'est là tout le mystère de cette fête pas comme les autres. Loin d'être un simple souvenir du passé, le Mouloud revêt le caractère d'un événement présent. Si bien que l'enfant-béni que l'on est en train de célébrer naît chaque année et dans chaque famille. C'est, d'ailleurs, l'interprétation anthropologique que l'on peut donner aux arômes délectables de la tammîna que nos mères et grands-mères se pressent de préparer avec amour et dévotion, le matin du Mouloud en l'honneur de Amina la sainte mère du Prophète comme si celle-ci venait juste de mettre au monde l'enfant-béni. De même que les banquets offerts en réjouissance de cette date qui allait bouleverser le monde. Autres constante joyeuse de cette fête des enfants, créatures si chères au cœur du Prophète. Portant leurs plus beaux costumes, les petits angelots sont flattés ce jour-là et ont droit à la fameuse imposition du henné. Ils porteront des bougies colorées ou des lanternes appropriées pour célébrer la lumière qui jaillit ce jour-là en Arabie, inondant la terre entière. D'ailleurs c'est la signification positive qu'il convient de tirer des feux d'artifices, des pétards, des fumigènes et autres engins pyrotechniques tirés le soir du Mouloud même si, avec l'âge, on a tendance à moins supporter leur tapage nocturne. Sans oublier l'encens, cette prière olfactive qu'on brûle et qu'on fait monter au Ciel comme pour porter nos vœux secrets et nos salutations intimes au Messager d'Allah et se remémorer la condition glorieuse du Modèle, de sa sainteté parfaite et originale. Enfin, il n'y a pas de mal à rappeler que le Mouloudia Club d'Alger en tire son nom car la date de fondation du MC. Alger (le 7 août 1921) correspondait précisément à la fête du Mouloud et c'est pour cela que le club s'appelle Mouloudia. C'est dire l'ampleur de cet événement cosmique et multidimensionnel qui semble embrasser tous les aspects de la vie communautaire tant matériels qu'immatériels. Les origines de cette fête La célébration du Mouloud n'est pas mentionnée avant le IIIe siècle de l'Hégire. Or, certains indices historiques laissent penser que cet événement aurait été célébré plus tôt par le clan des Béni Hachem dans le Hedjaz, au Yémen, et en Irak, en Algérie et en Tunisie, et inévitablement au Maroc, événement fêté néanmoins dans l'intimité. La mention la plus vieille du Mouloud comme commémoration publique – néanmoins informelle – semble se trouver dans le récit de voyage d'Ibn Jubayr (540-614) où on peut lire ceci : “Ce lieu béni (maison de la nativité) est ouvert au grand public qui y entre pour en obtenir la bénédiction chaque lundi du 1er mois du printemps, car c'est en ce jour et en ce mois qu'est né le Prophète.” Mais déjà, l'historien du IIIe siècle, Al-Azraqî, mentionne que la maison où le Prophète est né est l'un des nombreux sanctuaires de La Mecque où l'on se donne à la dévotion. La maison avait été auparavant convertie en lieu de recueillement par la mère de Haroun Al-Rachid. Le lieu de naissance du Prophète (aujourd'hui lieu désaffecté) est cité comme un oratoire sacré où l'invocation est exaucée les nuits du lundi. Les historiens du VIIe siècle tels que Abû Al-‘Abbâs Al-‘Azafî rapportent que “les pieux pèlerins et les voyageurs témoignent qu'au jour du Mouloud à La Mecque, aucune activité n'est entreprise : il n'y a ni achat ni vente. Seulement, les fidèles qui s'affairent et s'empressent de visiter le noble lieu de naissance du Prophète. Ce jour-là, la Kaâba est ouverte et visitée.” Quant au célèbre voyageur du VIIIe siècle, Ibn Battûta, il rapporte qu'“après la prière de chaque vendredi, de même que le jour de la naissance du Prophète, la porte de la Kaâba est ouverte par ses gardiens, et que le jour du Mouloud, le qadi ou juge suprême, distribue de la nourriture à tous les habitants de La Mecque.” Des descriptions plus tardives consolident les témoignages de trois autorités du Xe siècle, l'historien Al-Qurashî, Ibn Hajar al-Haythamî et l'historien Nahrawalî. Une description similaire est donnée par Diyârbakrî. Or, l'officialisation du Mouloud eut lieu au Caire, le 8 rabi' al-awwal de l'an 362,h (973) quelque mois seulement après l'arrivé du calife Al-Mu'izz li Dîn Allah en Egypte le 7 Ramadan 362 (11 juin 972) devancé par ses troupes berbères de Kutâma avant que la date canonique de cette célébration ne soit définitivement fixée au 12. Bien que certains indices laissent accroire que les Fatimides auraient initié cette fête lorsqu'ils étaient déjà en Afrique du Nord du temps de l'imam ‘Ubayd Allah Al-Mahdî, de son fils Al-Qâ'm bi Amr Allah et de son petit-fils Al-Mansour Billal et une partie du règne du calife Al-Mu'izz li Dîn Allah, c'est-à-dire la période qui va de 909 à 972. Les Fatimides ont ainsi, pour la première fois, institutionnalisé la célébration de la naissance du Prophète, outre celles de sa fille Fatima, de son apôtre Ali et de ses deux petits-fils Hassan et Hussein plus l'anniversaire du calife en fonction, sur ordonnance officielle de l'Etat juste après le transfert de la cour impériale depuis Ikjane en Petite Kabylie après un passage par la Tunisie. On doit au célèbre chroniqueur natif du Caire, Taqiyy Al-Dîn Al-Maqrîzî (1364-1442) une précieuse description du Mouloud tel qu'il était célébré du temps des Fatimides. Après leur chute survenue en 1170, il y aurait eu une première tentative d'officialisation du Mouloud en Syrie au XIIe siècle. Or, la pratique a été vite arrêtée par les Ayyoubides qui venaient de renverser les Fatimides et faire allégeance au calife de Bagdad. Le Mouloud redevint de nouveau un événement limité à des cercles de famille et à des milieux intellectuels plus ou moins fermés. Le Mouloud n'a retrouvé son statut d'événement officiel de nouveau qu'en 1207, quand il a été réintroduit par le souverain kurde Gökburi, le beau-frère de Saladin et roi d'Erbil, une ville située près de Mossoul, en Irak. Et c'est grâce à un soufi qu'aujourd'hui nous avons le privilège de fêter cette date qui semble, dès l'origine, véhiculer des enjeux politico-religieux. On connaît même le nom de celui qui fut à l'origine de l'introduction du Mouloud à la cour royale d'Erbil : voici ce qu'en dit le grand théologien abû Shâma Al-Maqdisî, cheikh de l'imam Al-Nawawî : “Le premier à l'avoir célébré à Mossoul fut cheikh Omar Ibn Muhammad Al-Molla, l'un des célèbres hommes pieux. C'est son initiative qui fut perpétuée par le roi d'Erbil et d'autres.” Ce grand traditionaliste originaire de Jérusalem affirme ceci : “Parmi les plus belles innovations parues ces derniers temps, il convient de citer les actes de charité et les manifestations de joie et de bonheur qu'on accomplit chaque année en souvenir du jour de la naissance du Prophète, ce qui est en soi une action louable, hormis le fait qu'un tel acte de foi procure un sentiment d'amour et de la révérence à l'égard du Messager d'Allah” Pour sa part, Al-Hafiz Ibn Kathîr décrit la façon dont on célébrait le Mouloud dans la cour du roi d'Erbil, en écrivant : “Celui-ci organisait une grande cérémonie au mois de rabî‘ 'al-awwal à l'occasion de l'anniversaire du Prophète. Il faisait étaler sur une nappe 5 000 moutons rôtis, 10 000 poulets, 100 000 coupes à crèmes, 30 plats de gâteaux (…). Il organisait un concert de musique pour les soufis et dansait avec eux du début de l'après-midi jusqu'à l'aube.” Selon le chroniqueur Ibn Khallikân, “dès le début du mois de Safar, ils se mettaient à donner la plus belle décoration aux dômes. Sous chaque coupole, se tenait un groupe de musiciens. Pendant cette période, les gens chômaient et n'avaient d'autre occupation que de venir regarder les fêtards et tourner autour d'eux (…). Deux jours avant le Mouloud, le roi emmenait un nombre de chameaux, de bœufs et de moutons qui défiait la description et les faisait accompagner de tambours, de chants et d'actes de divertissements, et faisait progresser le cortège jusqu'à la place publique (…). Dans la nuit de la cérémonie, il organisait un concert à la citadelle après la prière du coucher du soleil.” Tlemcen, première ville du Maghreb à fêter le Mouloud À peine un siècle après sa réintroduction en Orient, le Mouloud est pour la première fois célébré au Maghreb dans la ville de Tlemcen selon plusieurs auteurs dont cheikh Ahmed Jamâl Al-Dîn Al-Tûnusî d'après son opuscule consacré au Mouloud et publié à la fin du XIXe siècle à Tunis ou plus récemment Yûsuf Al-Nabahânî. Les deux auteurs affirment d'après le témoignage d'al-Maqqarî (XVIe/XVIIe) que le premier monarque berbère à avoir officiellement célébré le Mouloud dans la partie occidentale de l'islam serait le sultan zianide Abou Hammou II (1353-1389). On peut lire dans ce témoignage de précieux passages où l'auteur nous met en présence des fastes inouïs du Mouloud tel qu'il était fêté au Mechouar en présence des autorités civiles et militaires avec l'exhibition de la fameuse l'horloge automate, fleuron de la technologie de l'époque, élaborée par l'ingénieur émérite de Tlemcen Ibn Al-Fahhâm. On remarquera que la célébration officielle du Mouloud en Tunisie est plus tardive comparativement à l'Algérie et remonte à deux siècles puisque c'est seulement au XIXe siècle, c'est-à-dire cinq siècles après Tlemcen et six siècles après Erbil en Irak et neuf siècle après Le Caire. Au Maroc, cette fête aurait été célébrée pour la première fois en 1292, par le sultan Abû Ya‘qûb Yûsuf Al-Nâsir. Quoiqu'on ne sache pas si elle revêtait le même caractère officiel et solennel. En 1588, le Mouloud s'est répandu à la cour impériale de Murad III, sultan ottoman. Or, ce n'est qu'à partir de 1910, que le Mouloud obtient le statut officiel en tant que fête nationale dans l'ensemble de l'Empire ottoman. Aujourd'hui, le Mouloud est fêté du cap de Bonne-Espérance jusqu'au fleuve de la Volga et de l'Atlantique aux confins de la Chine. Ironie du sort, le seul pays où le Mouloud n'est pas commémoré et sa célébration est quasi interdite, c'est le pays où est né celui dont on célèbre la nativité. Fidèle à la foi wahhabite, le ministère des Affaires religieuses considère cette fête comme étrangère à l'Islam selon la fatwa émise par la Commission permanente pour les recherches académiques et la consultation juridique du royaume d'Arabie Saoudite (vol.3, p.23). Certes, nul n'est prophète en son pays ! Z. K. * Chercheur anthropologue