A Djamila Bouhired, visage de ma mère, ailes de mon Algérie. Alors que l'Algérie plie l'année 2009 sur un évènement sportif recouvrant, comme une légère couche d'huile flottante, toutes les autres réalités pressantes, voilà que la première année de la deuxième décennie du troisième millénaire pointe devant les portes de nos attentes. Si la crise mondiale qui nous secoue et la pandémie de la grippe A qui nous tue, ne suffisent pas à allonger nos maux, l'on ressent une peur, une angoisse, un affolement, une confusion en tentant de tendre nos rêves au-delà d'une compétition sportive continentale suivie d'une autre mondiale, nous résignant ainsi à l'instantanéité. « El yaouma khamroun wa ghadan amroun », comme disait l'adage arabe, qu'on attribue d'ailleurs au poète Imrou'o El qaïs (496-544). Cet événement vient de nous confirmer, une fois de plus, que nous nous sommes habitués, plutôt qu'on s'est fait habituer, à vivre au jour le jour, dans une attente plus absurde que celle de Godot. Peut être que cela remonte à une trentaine d'années, le temps de toute une génération. C'est un petit drame pour l'Algérien, ajouté à ses multiples inquiétudes, dans la nouvelle année, de ne pas pouvoir présager une brèche d'espérance ou de voir une lueur assurée quant à la solution de son paradoxe : une terre fertile par son sol, ses femmes et ses cerveaux, aisée par ses richesses pétrolières, gazières, minières et maritimes, qui n'arrive pas à lui procurer un sentiment de dignité et de sécurité, si elle ne l'enfonce pas davantage dans la honte de la paupérisation et la frayeur du lendemain. Mais voilà, il a suffi qu'un évènement sportif, grand par son ampleur sur les masses, survienne pour que soient décalées, au second plan, si décalage il y a, les préoccupations des uns et les intentions des autres. Mieux, il est tombé tel un rideau de scène, cachant le réel, le vécu, portant à l'écran de l'imaginaire cette nouvelle arène de gladiateurs modernes. Toute l'Algérie s'est transformée en une enceinte de gradins. Il y a près de trente millions d'Algériens qui se « catharsissent ». Il leur en faut tout le génie de Brecht pour qu'ils ne se mettent pas dans la peau de leurs héros. Il leur en faut une distanciation. Mais, qui détient la capacité de la faire admettre, dans ces temps d'engouements et d'euphories éphémères ? Le football n'est qu'un jeu, certes, mais voilà qu'il devient une stratégie dans l'échiquier de la politique intérieure et sa gestion. C'est un jeu au visage apolitique masqué qui n'influe apparemment pas sur la politique extérieure, chose remise à nu par un incident lié à une tentative de tricherie combinée par un pouvoir qui espérait faire passer son projet de pérennisation (tawrith el hokm Ii Al Moubarek) dans une République, qui n'a d'ailleurs, comme plusieurs autres similaires à elle, de républicain que l'attribut mentionné dans une Constitution confectionnée pour le prêt-à-porter, souvent piétinée par les désirs et les caprices des gouvernants qui ne lâchent rien jusqu' à leur dernier souffle. Le football n'est qu'un jeu, certes, mais voilà aussi qu'il ravive les passions relationnelles, réanime les discussions sur l'appartenance et fait crever beaucoup d'abcès sur le corps de la oumma, alors qu'il réveille aussi les vieux démons de tous bords dans une Algérie qui ne cesse d'appeler ses enfants, tous ses enfants, à revenir vers elle, car elle a le flair de les reconnaître tous, dans leur diversité linguistique, ethnique et régionale. La presse algérienne, écrite notamment, a eu le mérite de dévoiler au jour les non-dits, le marasme, l'incompréhension, les hypocrisies et les autres mensonges qui rongent un système qui se dit « garant des intérêts » du monde arabe qui n'a, à ses yeux, de monde que les limites géographiques, et d'arabe que l'écho de la résonance qui monte d'un vide désolant. C'est une providence, pour les Algériens, qu'un match de football les fasse arrêter devant leur miroir de réalité et les oblige, par le fait, à méditer leur soi. Amazigh, berbère, arabe, kabyle, chaoui, tergui, zneti, sehli, turc, andalou, musulman, chrétien, juif ou laïque, arabophone, berbérophone, francophone ou haoussophone (langue haoussa terguie), dans les limites géographiques algériennes, reste un seul au pluriel et y demeurera ainsi. Néanmoins, et sous l'effet de la réaction à la provocation des médias égyptiens, des déclarations dans des espaces médiatiques algériens très lus et très influents sur leur lectorat arabophone et francophone, venues de la part même de quelques sociologues et universitaires, telles que « je ne suis pas arabe », « je ne suis pas Berbère », « je suis ni l'un ni l'autre », donnent l'impression qu'on est en train de commettre la plus dangereuse imprudence contre nous-mêmes, contre nos enfants et contre la mémoire de nos aïeux. Oublier, par moment de colère, que les médias orientent l'opinion publique et que les intellectuels la façonnent, donne aux chauvins, de tous bords, l'occasion de déverser leur haine. Il est donc regrettable de constater que certains intellectuels se soient laissés emporter par la crue d'un évènement sportif qui devait être vu à sa juste dimension - bien que son impact urgent était terrifiant vu le ton de la provocation émanant d'une certaine presse égyptienne à la solde d'un régime qui sombre davantage dans les abysses de la honte - jouant le jeu du politique, trimant à récupérer un évènement sportif, qui s'est terminé par une crise diplomatique, afin de régler quelques comptes aux adversaires supposés, portant ainsi inconsciemment des coups qui font très mal à notre structure sociale tissée dans les souffrances les plus longues. Ça nous avance à quoi, d'une part, de crier à la rupture avec l'arabité, tout en la niant comme étant une donne géopolitique dans laquelle l'Algérie constitue une constante historique et culturelle majeure depuis quatorze siècles, sachant que l'Egypte ne représente nullement, à elle seule, cette arabité convoitée, qu'il faudrait peut-être la chercher du côté de Biled Echem et de Oued Errafideïn. D'autre part, ça nous avance à quoi de vouloir nous faire croire, avec une volonté démesurée, que notre histoire algérienne commence par le feth islamique (62-63 H- 681-682 après J.C.) si ce n'est par le débarquement de Sidi Fredj en 1830, ou par un 1er Novembre 1954, ou par un 5 Juillet 1962, ou finalement par un 18 novembre 2009 ! La majorité d'entre-nous, Algériens, pense, à tort ou à raison, que tous nos maux historiques, culturels et sociaux proviennent d'une seule source : le pouvoir en place, le système de notre gouvernance, diabolisée à cause des échecs accumulés. Cependant, quelle est notre part de responsabilité, nous, intellectuels, écrivains, historiens, ethnologues, sociologues, journalistes spécialisés, hommes d'art et leaders de la société civile, dans ces échecs qui bouleversent notre existence ? Ce n'est ni la volonté du système, à elle seule, ni la tendance panarabique, qui ont « jeté » l'Algérie dans la « gueule » de ce monde arabe traité - intentionnellement - de toutes les injures, mais c'est l'Histoire, la civilisation et la prédisposition qui lui ont voulu de ce destin. Que peut-il arriver aux latino-Américains si un jour on leur demande de faire rupture avec leur hispanité ? En dehors des cercles mondains cloîtrés, des cellules organiques partisanes et des laboratoires technocratiques sans âme, — qu' on édifie, à coups de peut-être, une Algérie imaginaire qui refuse de l'être en tant que telle dans l'abstrait — il y a une autre Algérie ; celle là est plus réelle, plus concrète et plus pesante ; enracinée dans sa spécificité, étendue par sa diversité, grande de par son identité fondue d'amazighité et d'arabité. Avec quels instruments doit-on consolider cette identité, sur la base de laquelle se lancera toute discussion sur notre projet de société, et donc un référent pour que tout Algérien, distant de tout clivage linguistique ou culturel, puisse le réclamer en tant que dénominateur commun ? L'intelligentsia algérienne, par son éparpillement, ses petits calculs, son narcissisme, ses préjugés, ses illusions, son écart par rapport à la vérité au quotidien dans les recoins autres que ceux connus et battus, ne s'est toujours pas constituée comme alternative pour l'Etat algérien quant aux choix de sa stratégie dans le domaine de l'édification démocratique ; ne s'est d'ailleurs pas manifestée comme un contrepoids au pouvoir, qui manie continuellement la carotte et le bâton. Qui, à part cette intelligentsia, pourrait tracer les sentiers à prendre par les générations futures auxquelles l'école publique, comme l'université algérienne d'ailleurs, n'arrivent toujours pas à offrir ce qu'ils ont en besoin dans leur vie : le savoir-faire, la compétence et la concurrence, dans un monde réglé sur une sélection infernale ? Voici l'année 2009 qui décline sur l'Algérie, laissant des rêves, beaucoup de rêves, suspendus à l'arbre de toutes les attentes. Et voici le bout de 2010 qui perfore l'hymen de notre réalité, sera-t-elle fécondée ? Tout en soutenant l'édification de la diversité de l'Algérie et son ouverture sur le monde, par nos mains, notre intelligence, notre amour et nos mots, nous qui ne possédons que les mots par lesquels on meuble sa mémoire et on dit sa gloire, nous œuvrons dans le même temps à donner à cette Algérie la place qui lui revient dans la sphère arabe. Car, tout est éphémère, les mots en témoignent. Notre langue arabe n'était en aucun cas celle d'Egypte parlée, elle ne le sera jamais. Deux langues nationales et des langues étrangères ne peuvent que profiter à l'Algérie pour renforcer son équilibre culturel et linguistique. Une identité pluridimensionnelle ne donne à l'Algérie que grandeur et aux Algériens que fierté et amour. L'auteur est : Ecrivain romancier d'expression arabe [email protected]