Souffle le vent, gronde le tonnerre... Comme les collines de Kabylie que ne brisent pas les tempêtes, Cherif Kheddam résiste aux années qui s'écoulent. Les temps s'en vont (ruh a zman ruh), l'artiste demeure. Même diminué par la maladie, l'octogénaire porte les dents d'un jeune qui ne se rassasie pas de croquer la vie. En le saluant, on a presque envie d'ôter à son prénom la particule “da” que la coutume kabyle consacre aux aînés en signe de dévotion. Il y a chez lui une fraîcheur qui ne laisse pas soupçonner plus d'un demi-siècle de carrière d'un artiste initialement promis à devenir imam, sur les traces d'un père descendant d'une lignée maraboutique. Le génie de Cherif Kheddam est aussi dans ce paradoxe. Dans la rupture de ce lien avec la tradition dont a voulu qu'il fût un maillon dans la chaîne de transmission. Elevé comme un moine soldat dans la rigueur d'une zaouaïa, c'est finalement de révolte que sera imprégné son esprit, même si le Coran est imprimé dans sa mémoire. Une révolte violente dans le sens mais douce dans l'expression. Violente parce que l'apprenti imam empruntera la voie du profane. Et parce que la femme deviendra objet d'adoration quand elle n'est censée n'être du péché que l'incarnation. Révolte violente mais douce par la métaphore qui berce sa poésie, par la force de la poésie qui renvoie tous les imams à leur état d'homme. Dussent-ils de gandoura couvrir leur corps et de sévérité habiller leur visage. Cherif Kheddam peut même chanter en duo avec sa fille, signe d'une modernité en totale contradiction avec la schizophrénie de nombre de figures chez qui cette modernité n'est qu'un vernis. En 1961, il s'interrogeait sur l'utilité de porter le voile par une femme toute de nif habillée. Après cinquante ans de carrière passés, l'œuvre de Cherif Kheddam est plus que jamais au goût du jour. Le succès est au firmament quand décrochent des étoiles propulsées par des effets de mode. Son art bouscule le temps, traverse les frontières et transcende les générations. À cela, une seule explication : il s'exprime dans le langage de l'universalité. Celui de la musique qui s'apprend, qui s'étudie, qui se compose mais qui ne s'improvise pas comme, c'est le cas chez de nombreux chansonniers. Chez lui, les sonorités correspondent à la poésie et les mots sont choisis pour composer une harmonie. DVD, CD et film Célébrés il y a quelques années par deux immenses concerts à la Coupole d'Alger et au Zénith de Paris, le premier vient de faire l'objet d'une production sous forme de DVD et de CD réalisé par l'édition Antinéa. Ils sont en vente depuis cette semaine aussi bien en Algérie qu'en France, où une projection a été réalisée à Paris. Inquiets pour sa santé, amis, fans et artistes ont retrouvé un maestro en pleine forme, heureux de recevoir hommages et marques d'affection. Une forme que ne trompe pas sa voix qui s'élève au-dessus d'un orchestre de plus de soixante musiciens. Commémorant le cinquantenaire de la guerre d'indépendance, le concert de la coupole devant 18 000 personnes s'ouvre sur un hommage aux martyrs dont le sang a arrosé une terre où fleurirait la liberté... Loghna avait été enregistrée en 1961 avec l'orchestre de l'opéra comique de Paris. Un DVD et un CD sont aussi en phase de production pour le concert du Zénith. Le mois prochain, commencera le tournage d'un film sur la vie et l'œuvre du chanteur. On promet beaucoup d'images. Cela va de la fonderie où le jeune villageois a entamé sa vie d'émigré, aux cafés où il a milité pour l'indépendance et aux orchestres avec lesquels il a chanté. “Les plus grands de Paris.” Par ailleurs, quelque 150 chansons ont été récupérées et doivent être réenregistrées avec une nouvelle orchestration. “Je ne le fais pas pour moi, mais pour la préservation de ce patrimoine qui nous appartient à tous”, dit Tahar Boudjellil. Car, sans cet homme que voue à Cherif une adoration quasi divine, tout cela n'aurait pas été possible. Entre les deux, “il y a un lien unique dans le monde de la musique”, témoigne l'anthropologue Farida Aït-Ferroukh, auteur de nombreux écrits sur la chanson kabyle. M. Boudjellil “ne lésine pas sur son temps, sur son argent, sur son énergie et sur son savoir-faire”, ajoute-t-elle. Entre l'un et l'autre, le lien s'est fait à travers la voix de la mère. Enfant, M. Boudjellil entendait sa maman fredonner les chansons de Cherif Kheddam. Il l'entendait citer ses vers dans ses conversations avec les autres femmes. Les premiers contacts se feront à Alger quant le môme a quitté son village de Kabylie pour faire des études dans la capitale. Quand il ira poursuivre ses études à Bruxelles, il comprendra que Cherif Kheddam est digne d'universalité. “C'est grandiose”, avait commenté une pianiste polonaise qui venait de l'entendre. L'artiste avait eu des mots plutôt sévères contre les autres chanteurs kabyles que l'étudiant a tenu à lui faire écouter. Depuis, Tahar Boudjellil a mené son chemin professionnel sans jamais oublier de regarder celui de Cherif Kheddam. Entre l'un et l'autre, c'est effectivement une relation unique.