À le voir si truculent et si bonhomme, on a du mal à imaginer que cet homme est un mythe vivant. Oui, vraiment, un mythe vivant sans figure de rhétorique. Alors que les mythes sont lointains, statufiés dans la figure du héros éternel, lui est un mythe bien en chair. Très chair mythe, et qu'il nous pardonne ce jeux de mots limite, lui qui les enfile avec finesse. Que voulez-vous, on n'est pas toujours au niveau du mythe. Flash-back. Nous sommes dans l'Algérie du socialisme “spécifique”, avec des journalistes qui avaient des bendirs en guise de plume. Chaque jour, la corporation chauffait ses bendirs, et alors c'est un tintamarre du diable à la gloire des maîtres de l'heure. Même la météo, corrigée pour les besoins d'une température socialiste, c'est-à-dire idéale, était soumise au bendir. À cette époque-là, mon bon monsieur, tout allait bien en Algérie. Tout allait bien hormis ce qui allait mal : les pénuries, les passe-droits, l'absence de liberté, l'absence de démocratie, le népotisme. Oui, tout allait bien puisque la presse le chantait, même si pour le citoyen tout allait mal. Et ce peuple meurtri, accablé, qui faisait la queue pour un pot de yaourt ou un bidon d'huile ne savait plus à quel saint se vouer. D'ailleurs, il n'y avait point de sainte. Que des demi-dieux tous sortis de la cuisse de Boumediene. On pleurait donc sur notre triste sort de journaliste bendir, de citoyen stomacal, quand un jour, par le plus pur des hasards, on entendit un présentateur télé, oui de l'Unique, dire cette phrase incroyable lors du journal télévisé : “Passons maintenant aux choses sérieuses.” Il parlait alors d'activités gouvernementales avant d'enchaîner sur le sport. Cette transition eut l'effet d'une grande bouffée d'oxygène dans les milieux intellectuels. Enfin un journaliste qui ose défier le pouvoir, enfin un journaliste qui dit tout haut ce que toute l'Algérie pensait. Il était devenu notre héros. C'était un instant de pur bonheur qui nous donna le courage de supporter le bâillon qu'on avait sur nos bouches. On était sûr que le journaliste iconoclaste allait payer chèrement son impertinence. Les rumeurs les plus folles courraient sur son compte. Pour certains, il a été démis de ses fonctions, pour d'autres il a été arrêté, interrogé, bastonné et jeté au cachot. Pourtant, les jours suivants on continué à voir sa bonne bouille à la télé. Sosie ? Non. Impossible d'avoir le double de son sourire très fin, impossible d'avoir le double de son regard qui contredisait souvent ses lèvres. C'était bien lui auréolé de son nouveau statut de star. Alors comment expliquer ce mystère ? Trente ans plus tard au détour d'un très convivial repas, Hachemi Souami nous étonna une nouvelle fois. “Je ne me suis même pas rendu compte des mots que j'avais prononcés. C'est après coup que j'ai saisi la portée incroyable de ce que j'avais dit.” Mais l'incroyable est qu'il n'a pas été sanctionné. Pire ou tant mieux : aucun responsable ne l'a rappelé à l'ordre. Ses mots si impertinents pour l'époque sont passés inaperçus ! À cela, il émet une hypothèse en forme de boutade : “Peut-être que les décideurs ne regardaient pas le journal télévisé... ”. À peine croyable, car en ces années soixante-dix, les services filtraient chaque mot, chaque soupir, chaque virgule... et s'ils ont été sourds et aveugles au coup de griffe de Souami, c'est sans doute parce qu'ils ne voulaient pas faire de lui un martyr, un héros. Le silence et l'indifférence comme stratégie d'étouffement d'un cri de liberté sorti spontanément de la bouche d'un grand professionnel. Malgré la censure, malgré Boumediene, malgré lui-même, Souami est devenu quand même un héros. Le beau, c'est qu'il ignore toujours l'impact de son geste qu'il n'a pas essayé de récupérer par la suite en prenant la posture du rebelle qui a défié la dictature. Monsieur Souami est mieux qu'un héros, un modèle d'humilité et d'honnêteté. Par ces temps où les valeurs marchent sur leur tête, il est bon de rappeler que notre époque n'est point avare d'Algériens qui nous rendent fiers de l'être. H. G. [email protected]