Dans cet entretien, ce spécialiste des questions pétrolières et gazières aborde les effets de la crise qu'a connue Sonatrach en 2010 sur l'évolution de la compagnie pétrolière nationale, suggère des pistes pour que l'Algérie soit un acteur qui s'impose sur la scène énergétique mondiale et pour que la politique énergétique nationale soit plus efficace. Liberté : Comment évaluez-vous la situation du secteur des hydrocarbures un an après la nomination de Youcef Yousfi à la tête du département ministériel, suite au scandale Sonatrach ? Mourad Preure : Le secteur des hydrocarbures est en pleine convalescence. Le secteur a été durement frappé par les turbulences de 2010. C'est rare qu'une compagnie pétrolière se trouve durant une année dans une situation de crise de ce genre. Je veux aussi dire que la crise Sonatrach a été surmédiatisée. En fait, ce que Sonatrach a vécu, d'autres compagnies le vivent ou l'ont vécu sans que cela soit médiatisé aussi fortement. Pour le ministre de l'énergie et des Mines, Youcef Yousfi, la primauté était d'abord une communication en interne et en externe pour ramener la confiance. En fait, on n'a pas encore enterré cette crise puisqu'il y a encore des procès. Donc, il faut non seulement rassurer et rétablir la confiance mais en même temps reprendre le développement de l'amont algérien notamment gazier. L'image du secteur et de Sonatrach à l'extérieur est sérieusement écornée, conséquence de ce scandale… J'ai participé récemment au sommet international du pétrole à Paris. Ce n'est pas cette image que j'ai. Les pétroliers savent relativiser. Je dois dire qu'en dépit de la décennie noire, l'Algérie n'a pas connu une seule interruption de ses fournitures de gaz à ses clients étrangers pendant 10 ans. La Russie en 2009 a connu 13 jours d'interruption suite à la crise avec l'Ukraine. La Libye exporte 10 milliards de mètres cubes de gaz par an. Depuis les évènements, les fournitures libyennes de gaz à l'Italie sont interrompues. Les pétroliers (étrangers) connaissent la compétence et la rigueur du personnel de Sonatrach. Ils relativisent. Il y a actuellement des concurrents de Sonatrach qui veulent lui prendre sa place sur le marché européen dont le Qatar. La crise de Sonatrach est exploitée pour la décrédibiliser. Sonatrach n'est pas dirigée aujourd'hui par des hors-la-loi. Il n'y a pas eu de crise des chaînes de commandement. Les chaînes de commandement fonctionnent et n'ont jamais arrêté de fonctionner. Ce qui a rendu possible ce scandale, ce sont les défaillances dans la gouvernance de Sonatrach. C'est la faiblesse de la fonction audit, c'est la faiblesse des procédures et la perte de ressources humaines, managériales de haut niveau. La grosse perte des ressources humaines de haut niveau s'est ressentie. Avant, les managers de Sonatrach ont le sens patriotique, même si les procédures n'étaient pas aux normes internationales. Une certaine mystique patriotique qui les animait faisait que cela fonctionnait. Ils avaient conscience que c'était l'argent du peuple. Cet état d'esprit a disparu. Pour rétablir la chose, c'est un travail de longue haleine. Les ressources humaines de haut niveau, qui ont été perdues, ont été irrémédiablement perdues. Je pense que Sonatrach a besoin d'un processus de modernisation qui la mettra en phase avec les normes du métier. Il n'y a plus aujourd'hui cette mystique. Il faut donc des procédures, des méthodes d'organisation et de contrôle modernes comme dans toutes les compagnies pétrolières dans le monde. Aujourd'hui, Sonatrach a besoin d'être modernisée. Il faut qu'elle soit organisée en business units avec des procédures modernes d'élaboration de la décision, un système d'intelligence économique. Il faut qu'elle soit autonomisée même si elle est propriété de l'état. Elle doit se recentrer sur ses métiers de base : l'exploration-production mais plus globalement sur l'énergie, y compris les énergies renouvelables. Faut-il réviser la nouvelle loi sur les hydrocarbures pour rendre le domaine minier national plus attractif pour les investisseurs ? Je milite pour le retour à la loi 86-14. La loi actuelle n'est pas suffisamment attractive pour les compagnies étrangères. L'Algérie, pendant vingt ans, s'était caractérisée par une stabilité sur le plan juridique. En l'espace d'un an, 2005-2006, il y a eu deux changements. Le domaine minier national est prospectif indiscutablement. Tout le monde le reconnaît. Il est sous-exploré et il réserve de bonnes surprises. Actuellement, le cadre juridique ne convient pas. C'est un système quasiment de concessions avec un amendement qui impose Sonatrach avec une part de 51% dans le bloc ou le gisement. Pour Sonatrach, dans le cadre des contrats de partage production (PSC) ou de service, elle était majoritaire sans mettre un sou. Aujourd'hui, elle est obligée d'investir de façon proportionnelle à sa part dans le gisement. Les compagnies étrangères sont habituées aux contrats de partage production ou de service avec ou sans risque. En l'occurrence, l'Irak a réussi à imposer à des compagnies étrangères des conditions très favorables pour ce pays parce que les compagnies connaissaient ces formules contractuelles. Elles ont accepté ces conditions parce qu'elles ont besoin de réserves. Il y a eu, en 2009, une baisse des investissements de 16% dans l'amont dans le monde. Ils ont augmenté de 10% en 2010. On pense qu'en 2011 la croissance des investissements dans le monde sera de 11%. Christophe de Margerie, le directeur général de Total, a affirmé que son groupe était prêt à aller à l'international avec des compagnies nationales. Il faut donc être offensif. Il faut que Sonatrach soit en position pour monter des partenariats novateurs. Il faut que le cadre juridique en matière d'investissement dans le secteur des hydrocarbures soit aménagé. Le principe de la loi 86-14, c'est que le permis ne peut être détenu que par Sonatrach. Sonatrach signait des contrats PSC ou de service qui relèvent du droit commercial. Dans la loi de 2005 (nouvelle loi sur les hydrocarbures), le titre est détenu par Sonatrach et son partenaire. Un modèle de consommation énergétique rationnel est une urgence… Il faut rééquilibrer le mix énergétique, sortir de la dominance des hydrocarbures. Il faut gagner en efficacité énergétique. En Algérie, on consomme de l'énergie et on produit moins. Notre économie doit gagner en efficacité énergétique. Une politique qui engage entre autres l'habitat. Il faut qu'il ait des incitations, des PME qui s'engagent dans cette politique. Le pétrole en Algérie semble une malédiction. En dépit de cette richesse, nos gouvernants n'arrivent pas à endiguer le chômage des jeunes et à améliorer de façon substantielle les revenus de la majorité de la population... S'il y a une malédiction, c'est notre absence de génie. Le pétrole et le gaz, je les compare à un fleuve parce que ce sont des accélérateurs de développement. C'est aussi un lien avec le monde. Tout dépend de l'usage qu'on en fait. Est-ce que le Rhône ou le Rhin sont des malédictions ? Le pétrole crée des conditions pour l'existence d'une compagnie comme Sonatrach qui est dans le gotha mondial. Nous ne devons pas être une source d'approvisionnement pour notamment l'Europe. Nous devons être un acteur énergétique. Nous devons nous appuyer sur nos réserves pour nous imposer comme un acteur énergétique qui pèse dans la reconfiguration énergétique mondiale. Il faut organiser Sonatrach autour de la technologie. Il faut élever le niveau de son management. Il faut l'autonomiser, lui faire confiance. Il faut l'ouvrir à ce que compte notre pays comme intelligence. Sonatrach peut tirer derrière elles les universités, les PME. Un arbitrage entre les besoins de couverture des besoins domestiques en énergie en forte expansion et les exportations d'hydrocarbures s'impose-t-il ? Il faut mettre sous contrainte la demande industrielle, notamment celle impulsée par les unités pétrochimiques. Il faut être extrêmement sélectif. Parce qu'on est concurrencé par les pays du Moyen-Orient. La pétrochimie est une industrie cyclique. Elle est oligopolistique. Il y a peu d'acteurs qui interviennent dans cette activité. Leur nombre, en un mot, est limité. Pour atteindre des tailles critiques, il faut de l'exportation.Il faut produire pour le marché local et l'exportation. Il faut mettre la demande gazière sous contrainte jusqu'à ce que le développement gazier reprenne. On a du potentiel. On a des réserves de gaz. En tout cas, le plus urgent est de relancer la production-exploration et non de lancer le programme pétrochimique, de modifier le mix énergétique et de se préparer au nucléaire. Des experts soulignent que l'Algérie devrait abandonner ses objectifs ambitieux de production de pétrole et se limiter à produire du brut uniquement pour ses besoins en vue de préserver ses réserves au profit des générations futures... lJe considère que le meilleur argent pour l'Algérie, c'est son sous-sol. Donc produire pour placer de l'argent à l'étranger, ça va contre les règles économiques. Si les taux d'intérêt grimpent plus vite que les prix du pétrole dans vingt ans, il vaut mieux placer l'argent à l'étranger. J'aurai plus d'argent. Mais on sait que les prix du pétrole vont augmenter plus vite que les taux d'intérêt à long terme. La tendance est à la fin du pétrole à bon marché. Les prix du pétrole vont donc augmenter. C'est la tendance à long terme qui est en train de tirer les prix du pétrole vers le haut. Le marché pétrolier anticipe sur le long terme. En revanche pour le gaz, il faut défendre nos parts de marché. C'est tactique. Nous avons de la ressource pour le faire. Le gisement de Hassi-R'mel, même s'il a été malmené, a encore des réserves importantes. Il suffit de mener en particulier des programmes de sismique 3D pour mieux connaître son réservoir. Nous avons également des ressources énormes en gaz de schiste. On a le mix énergétique à modifier. Mais cette question relative à l'affectation des réserves mériterait un débat citoyen.