Le professeur Abdelkrim Chelghoum est spécialiste en numérique et génie parasismique, directeur de recherche (USTHB), président du Laboratoire génie parasismique, dynamique et sismologie, président du club des risques majeurs et consultant principal GAIM LTD Derbyshire (GB). Dans cette interview, il revient sur les conséquences d'un grand séisme dans la capitale. Il soutient, qu'en dépit des mises en garde des spécialistes, les pouvoirs publics continuent de bafouer les principes régissant toute stratégie de prévention en construisant encore sur des sols dangereux. Il cite les cas de la nouvelle faculté de médecine, de la faculté de droit à Saïd-Hamdine et de la grande mosquée de 110 étages projetée sur les berges de l'oued El-Harrach. Liberté : En 2006, invité pour une conférence au Sénat vous aviez déclaré qu'Alger sera presque complètement rasée si un séisme d'une magnitude 7 sur l'échelle de Richter l'ébranle. Depuis, votre cri d'alerte a-t-il été pris au sérieux ? Abdelkrim Chelghoum : Permettez-moi d'abord de vous rappeler que le séisme hypothétique considéré dans la simulation du scénario catastrophe pour la métropole d'Alger est de 7,6 sur l'échelle de Richter et non de 7 (en effet il faut bien noter que l'énergie dégagée par le premier est environ 600 fois plus importante que celle libérée par le second donc les effets engendrés seront évidemment proportionnels à ce paramètre). Le séisme de 7 était utilisé dans cette étude pour l'évaluation des dégâts humains et matériels probables. En effet la simulation que j'ai eu l'honneur de présenter sur invitation de la commission Défense nationale du Conseil de la nation lors des Journées d'étude parlementaires sur la défense civile les 25, 26, 27 février 2006 avait pour objectif de présenter de manière concise tous les aspects de la modélisation de la gestion co-et post-catastrophe ainsi qu'une estimation anticipée des conséquences sur les plans humain et matériel en temps réel. C'était une initiative purement scientifique et très sincère proposée aux décideurs pour les amener à inclure dans leur stratégie de développement durable les principes de précaution, de prudence et de participation pour réduire à un seuil acceptable les risques encourus lors du lancement, la réalisation et la mise en service des grands projets structurants. Ce type d'outil d'aide à la prise de décision représente un instrument précieux pour les institutions concernées et les décideurs et leur permet une anticipation des mesures préventives pendant le déroulement des opérations de secours après une agression sismique majeure au niveau d'une métropole. Malheureusement, il est triste de constater que cinq années depuis cette intervention censée secouer les esprits les plus rigides, huit années après la catastrophe sismique de Boumerdès et trente-et-une années depuis le cataclysme d'El Asnam, l'état de l'art en matière de pensée, d'analyse et d'étude d'un projet quelle que soit son importance est resté “figé” et principalement sous-tendu par des procédures empiriques, voire archaïques ne tenant compte d'aucun paramètre permettant d'appréhender et/ou d'évaluer sérieusement la complexité des phénomènes dynamiques induits par une secousse sismique sévère. On sait que par leur brutalité et leur force dévastatrice, les tremblements de terre continuent à exercer une grande fascination dans l'imaginaire collectif, et ne cessent d'être catastrophiques pour les Etats non seulement en termes de vies humaines mais aussi de coût économique, et ce, malgré les progrès constants des connaissances scientifiques en matière de compréhension et de prévention. En Algérie, la politique de prévention des séismes demeure contenue dans un certain nombre de dispositions réglementaires et législatives “philosophiques” et “insignifiantes”. C'est très décevant. Quels types de mesures préventives peut-on prendre justement pour parer à ce genre de catastrophes ? Pour parer à ce type de catastrophe, il faut d'abord évaluer le risque sismique encouru par chaque localité de la frange nord du territoire national sur la base d'une détermination précise et justifiée de l'alea (événements d'occurrence et d'intensité données) et l'identification des enjeux humains et matériels exposés à ce danger. Cette démarche devrait en principe conduire à l'élaboration d'un corpus de règles parasismiques dument validées sur les plans scientifique et économique représentant ainsi le véritable bouclier pour la sécurité du bâti vis-à-vis d'une quelconque secousse sismique sévère. Malheureusement, depuis le douloureux événement de Chlef (1980), il est triste de constater qu'aucun enseignement n'a été tiré. À ce jour, la soi-disant réglementation algérienne dénommée RPA rédigée dans la précipitation à partir des règles UBC (règles californiennes, USA) en 1981 demeure archaïque, bricolée mais surtout sans fondements scientifiques. Ceci, à mon avis, représente un véritable danger pour tous les projets conçus ou contrôlés sur la base de ce référentiel ; ce qui a été, par ailleurs, clairement prouvé dans les expertises du bâti effondré lors du séisme du 21/05/2003 de Boumerdès. Donc tous les grands projets de logements et autres sont construits sur des sols dangereux ? Je pense que malgré nos fréquentes interventions étayées généralement avec des propositions de mesures correctives pour pallier les carences flagrantes au niveau de toutes les étapes de l'acte “de bâtir bien et en toute sécurité”, les pouvoirs publics ont délibérément opté pour la sourde oreille et la politique de l'entêtement (le fameux dicton de “maâza oua laou tarat” (c'est une chèvre même si elle vole). Autrement, comment expliquer ce mépris envers tous les principes de base régissant toute stratégie de prévention en occultant tous les aléas et dangers lies à l'implantation d'infrastructures importantes tels que des institutions universitaires (faculté de médecine sur un gisement d'argile à Châteauneuf, une faculté de droit à Saïd-Hamdine, l'Université Alger 3 à Ben Aknoun à quelques mètres de l'autoroute, etc.) et de grands ensembles immobiliers implantés dans des zones urbaines très denses à proximité des voies express sans études d'impact sur l'environnement et dans la plupart des cas sur des sols “inconstructibles” “non aedificandi” et enfin pour clore ce chapitre une grande mosquée avec des minarets de 300 m (c'est-à-dire 110 étages) projetée sur les berges de l'oued El-Harrach. Ainsi, on continue de construire des bâtiments et ouvrages rigidement liés à des sols dont on sait qu'ils vibreront tôt ou tard. Les effets néfastes d'instabilité des sols sur des immeubles récemment réalisés dans les régions de Mila, El-Milia (voir figures ci-jointes) militent pour une approche plus cohérente en matière de choix des sites devant servir de sol d'assises pour les ouvrages quelle que soit leur typologie. Vous avez certifié à l'époque que les commandements de la Gendarmerie nationale, de la Protection civile, du Croissant-Rouge, les hôpitaux, les ministères, ainsi que le palais présidentiel d'El-Mouradia, le siège de la chefferie du gouvernement et le ministère de la Défense nationale ne seraient pas épargnés par la catastrophe. Les bâtiments, abritant ces institutions, ne résisteraient pas aux fortes secousses telluriques. En somme un big one décapiterait les principaux centres de décision et laisserait l'Algérie sans pouvoir et sans commandement. Quelles seraient alors les conséquences ? Comme vous le savez tous les ouvrages que vous venez de citer datent de plus de 80 ans au minimum. À cette date, les autorités en charge de l'urbanisme et la construction n'imposaient aucun règlement parasismique (puisqu'il n'existait pas) pour la conception, la réalisation, le suivi et le contrôle de ces constructions. Il faut noter que les premières règles de protection contre les séismes (PS55) ont vu le jour en 1955 juste après la catastrophe d'El Asnam. Il serait naïf de croire que toutes ces veilles bâtisses puissent supporter convenablement des forces sismiques majeures, mais il est important de noter que l'équation est très complexe et dépend de plusieurs paramètres tels que les caractéristiques du séisme (son épicentre, son hypocentre, son contenu fréquentiel, son intensité etc.), les caractéristiques de la région ébranlée, les enjeux, le comportement de la population au moment de la secousse. Ainsi dans le cas des bâtiments stratégiques que vous venez de citer, quel que soit leur comportement pendant l'événement, il est fortement conseillé de prévoir à l'avenir la mise en place d'un centre de commandement opérationnel alternatif composé essentiellement d'experts et de spécialistes et dont la mission serait la coordination, la mise en œuvre et le suivi du déroulement des opérations de secours. Tout le monde fut témoin de la situation chaotique lors du séisme de Boumerdès. Vu le non-respect des règles de construction parasismiques, le pays n'est pas préparé à ce type de catastrophes dans combien de villes ? Comme vous le savez, toute la frange nord de l'Algérie est reconnue potentiellement active sur le plan sismique. Pour cela il faut d'abord que la puissance publique (seule responsable en cas de calamité de grande ampleur) mette en place une véritable stratégie de prévention du risque sismique dont la colonne vertébrale serait une réglementation technique cohérente, revue, validée et justifiée avec la participation de tous les experts et spécialistes directement impliqués dans l'acte de bâtir, c'est la seule manière de protéger les biens et personnes contre toute agression sismique. Fukushima a remis au-devant de la scène internationale, la nécessaire sécurisation des sites nucléaires. Notre station nucléaire de Draria est-elle située dans un site sécurisé? Est-il dangereux de permettre une implantation d'une telle station dans la capitale ? Fukushima représente sans aucun doute un cas d'école en matière de stratégie de prévention “erronée à la base”. Autrement dit comment expliquer la décision d'implanter une puissante centrale nucléaire à une centaine de mètres du littoral dans un pays confronté aux tsunamis depuis des siècles mais surtout un pays reconnu comme le précurseur dans le domaine de la prévention des effets induits provoques par cette catégorie d'événements. Le gouvernement japonais doit assumer ses responsabilités morales, techniques, politiques et économiques à l'égard de tous les citoyens dans le cas de ces catastrophes en cascade. Quant à l'Algérie, je pense qu'il est grand temps d'abandonner totalement cette option car nous n'avons ni les moyens matériels et humains, ni les capacités d'organisation pour faire face à ce type de fléau encore moins une stratégie pour la réduction du risque nucléaire.