Le Maghreb bouge. Tous les pays qui composent notre sous-continent, à l'exception de la Mauritanie, connaissent des fortunes diverses dans la quête des libertés. L'Algérie n'échappe pas à cette aspiration populaire, pressante et irrépressible. Le peu d'engouement pour les manifestations qui ont démarré le 12 février dernier ne peut cacher la panique qui s'est emparée du pouvoir, ni son impopularité. La révolution de Jasmin, en Tunisie, qui va déboucher sur une Constituante, les annonces réformatrices du roi du Maroc vers une monarchie parlementaire – toutes deux provoquées par la jeunesse, nouvelle actrice de l'histoire — et le syndrome libyen ont créé chez les dirigeants algériens un climat d'étouffement par l'effet d'encerclement. L'accélération de l'histoire aux frontières de notre pays, combinée à la révolte du début de l'année — une vraie semonce —, a obligé le pouvoir d'abord à lever l'état d'urgence, ensuite à ouvrir un dialogue pour d'hypothétiques réformes. Contraint et forcé par la pression internationale et la crainte d'un emballement général, le pouvoir tente de relancer un processus de légitimation à bout de souffle. Une mauvaise amorce Par la voix de Bouteflika, le pouvoir va engager d'ici l'année prochaine, soit un demi-siècle après l'accession de l'Algérie à la souveraineté internationale, des réformes institutionnelles et politiques. Une esquisse de la révision constitutionnelle est appréhendée par la Commission créée à cet effet et “des états généraux de la société civile” sont initiés par le CNES. L'effet d'annonce du président de la République s'est rapidement dilué à cause de la composition de la dite commission. Les trois éléments, en effet, appartiennent au régime à travers un dosage institutionnel : Parlement (Bensalah), Présidence (Boughazi) et armée (Touati). Ni représentants de l'opposition, ni experts, ni personnalités qualifiées n'ont été conviés à en faire partie. C'est une première différence avec la révision constitutionnelle marocaine, laquelle est plus consistante en nombre et en diversité. Du reste, des partis et des personnalités ont refusé d'y participer ou ont préféré donner leur point de vue publiquement sans s'y rendre. Quant au CNES, il s'est contenté de rassembler toutes les associations pro-gouvernementales qui n'existent que parce qu'elles obéissent précisément au pouvoir. Peut-on, dès lors, accorder quelque crédit à l'option d'un changement conséquent ? Il n'est pas interdit de ne voir que de la poudre aux yeux dans cette opération. Pourtant, le pouvoir n'a pas concédé ces concessions — formulées à l'heure actuelle en intentions — de gaieté de cœur. Cela est une nouvelle donne psychologique et politique de première importance. En politique, le rapport de forces est nécessaire pour faire avancer les choses. Combien de processus, enclenchés par des pouvoirs en place dans le but de se relégitimer, ont finalement abouti au renversement de la perspective tout en emportant leurs promoteurs. Cela a failli arriver avec l'octroi constitutionnel de février 1989. Deux exemples d'options idéologiques opposées peuvent illustrer ce constat : le Chili sous Pinochet et, la Pologne, sous Jaruzelski. Certes, comparaison n'est pas raison, mais des expériences se déroulant sous d'autres cieux peuvent nous aider à voir plus clair afin d'avancer patiemment vers la conquête de la souveraineté populaire. Mesures incitatives pour établir la confiance Eu égard à ce climat de méfiance, des mesures incitatives peuvent êtres mises en place afin d'établir la confiance si la volonté y est. Le but est d'arriver à un changement fondamental dans l'harmonie et la sérénité. S'il n'y a pas ces mesures, comment peut-on croire à quelque possibilité de changement d'autant que rien ne garantit le respect de la prochaine Constitution ? L'actuel texte fondamental, malgré ses faiblesses et ses carences, énonce un grand nombre de libertés publiques en son chapitre IV. Pourtant, cela n'a pas empêché le pouvoir d'agir et d'interpréter à sa guise cette Constitution. L'application de la loi a toujours posé problème, comme le démontre le non-respect de l'ensemble des Constitutions précédentes. L'Algérie est malade de l'anticonstitutionnalité qui la mine depuis 1962 et d'un autre chancre : la fraude électorale. La confiance peut s'établir sur des bases suivantes : - ouverture des champs médiatiques à l'ensemble politique et création de radios et de télévisions libres ; - liberté de création de partis et d'associations, sans contrainte donc, sauf en mettant des conditions au respect du caractère républicain de l'Etat et des droits de l'homme ; - mise en place d'une loi électorale juste et équilibrée avec surveillance internationale des différents scrutins ; - réforme du Conseil constitutionnel dans son mode de désignation et possibilité de saisine de cet organisme par un nombre réduit de parlementaires et de citoyens (le nombre de signatures est à débattre) ; - révision du fichier électoral sous contrôle d'une commission neutre, composée d'un tiers de l'administration et, le reste, de l'ensemble des partis ; - dissolution du DRS en tant que police politique. “Les services” à créer doivent s'occuper de leur mission naturelle : l'espionnage et le contre-espionnage. Cette feuille de route, si elle est menée à bien, donnera de la crédibilité aux prochains scrutins, y compris le référendum pour l'approbation ou la désapprobation de la prochaine Constitution. Il est également nécessaire de boucler ce programme rapidement afin d'égaliser les chances des participants aux futures élections, quitte à les reporter et à dissoudre l'actuelle Assemblée. Pérennité des institutions Le défi est de mettre en place un texte fondamental pérenne qui survive aux hommes. La Constitution à venir reposera sur la citoyenneté qui suppose l'égalité des droits dans tous les domaines, notamment entre l'homme et la femme, et l'officialisation de tamazight aux côtés de l'arabe. Pour le premier point, la mise en place des quotas est à encourager. Quant à la seconde proposition, c'est la réparation d'une injustice humiliante qui mettra fin au phénomène de haine de soi si amputant en termes identitaire, culturel, historique et psychique. De ce point de vue là, le Maroc a montré la voie avec l'adoption de sa nouvelle Constitution, le 1er juillet. Rétablir l'une des rares avancées constitutionnelles consenties par le pouvoir et qui fut remise en cause : la limitation des mandats à deux quinquennats pour le président de la République. L'idée de l'homme providentiel est à bannir. Les institutions et la gouvernance doivent primer sur les personnes et l'exercice pur du pouvoir. L'esprit de la République ignore le caractère indispensable ou providentiel qui peut émaner de telle ou telle personnalité, fut- elle exceptionnelle. La fonction doit transfigurer le titulaire qui a la charge d'incarner l'Etat. Contrairement à une idée répandue chez nous, ce n'est pas la limitation des mandats qui assure l'alternance mais bel et bien la sincérité et la régularité du scrutin. La non-limitation des mandats n'a pas empêché l'alternance en France en 1981 (élection de Mitterrand). Par contre, la limitation des mandats fait partie de la modernité qui est en train d'émerger partout dans le monde. Les partis politiques de l'opposition ne sont pas exempts de ce reproche. Face à la tentation du tripatouillage, cette disposition incitera à la retenue et protège également de l'abus et de l'usure du pouvoir, un poison mortel. Mieux encore, cette disposition limitative donne une meilleure respiration aux institutions. Dans le prolongement de cette réflexion, l'équilibre des pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) et leur séparation est une condition sine qua non pour atteindre l'auto-contrôle. Le Parlement, élu sans fraude, doit avoir plus de compétences et les députés de disposer des moyens administratifs idoines afin de mener à bien les tâches qui leur sont dévolues : la législation, le contrôle de l'action publique et l'intermédiation entre la population et les institutions. Et si la Chambre haute est maintenue, le privilège du tiers présidentiel devra être supprimé et l'élection primera sur la cooptation. L'Etat de droit, la République et la démocratie La démocratisation des institutions ne peut se faire sans l'établissement de l'Etat de droit qui fait respecter la loi — censée être la norme pour tous et sans que nul ne soit au dessus d'elle — et les engagements internationaux souscrits par l'Etat national. L'une des tâches de la justice est de mettre un terme à l'impunité judiciaire, dont la corruption est la face la plus hideuse, et à l'immunité politique née de la fraude électorale. Comme le Conseil constitutionnel, le Conseil supérieur de la magistrature doit subir un toilettage de grande ampleur. Il reste à affirmer les fondements de l'Etat républicain qui porte à son fronton l'intérêt général et la sécularisation de la pratique politique et du champ public entre autres. A défaut d'une Constituante qui pose un socle de légitimité incontesté et incontestable, toute Constitution qui ne fait pas la synthèse entre les principes de la République et les fondements de la démocratie est vouée à l'échec. L'exemple turc où la République, issue d'une sécularité historique accouchée au forceps, fait bon ménage avec la démocratie — expression de la volonté populaire — est un paradigme à méditer. La terre d'Islam ne peut échapper à la démocratie qui, elle, s'est toujours conjuguée avec la sécularité quelles que soient les variantes utilisées. Le drame subi par notre pays avec le terrorisme et les moyens mis pour le combattre doivent nous inciter à tirer des leçons définitives de ce point de vue là. L'avenir post-national Au regard de notre expérience où les légitimités — historique, révolutionnaire et “étatique” — se sont succédé sans succès et la violation permanente de la loi et des textes juridiques les plus fondamentaux, la légitimité démocratique est la seule à même de concilier les intérêts contradictoires du peuple algérien dans un patriotisme constitutionnel. La rupture aura à opérer dans les mœurs, les actes et les générations. L'Algérie de demain devra être un pays sûr, intégré et solide. Forte de cette symbiose, l'Algérie sera armée pour accomplir le dessein du regroupement maghrébin dont l'issue est inéluctable, sauf à vouloir désagréger tout cet espace. Les prémices démocratiques dans nos contrées sont-ils des préludes au dépassement des nationalismes étriqués ? Leur bourgeonnement ici et là annonce-t-il le grand printemps ? C'est tout le vœu que l'on peut formuler en cette célébration de la fête nationale de l'indépendance.