En Tunisie, puis en Egypte, l'attitude de l'armée qui a refusé de tirer sur les manifestants a été décisive dans la chute des dictateurs en place. En Libye, parce qu'une partie des forces armées est restée fidèle jusqu'au bout au Guide décrié, le conflit s'éternise malgré l'implication de l'Otan, même si l'issue des combats ne fait plus de doute. En Syrie, où la répression de l'opposition est particulièrement sanglante et où tous les corps de l'armée et des services de sécurité sont mis à contribution dans cette macabre entreprise, le scénario est tout autre. L'armée fait corps avec le président Bachar Al-Assad, réprime sans état d'âme, et les dissidences signalées ici et là en son sein restent très marginales. C'est une succession de coups d'Etat dans les années 1960, couronnés par celui de Hafedh Al-Assad, le père de l'actuel président, en 1970, qui ont mis en place le régime dominé par l'armée et dirigé par la minorité alaouite représentant à peine 10% de la population. Depuis 2000, la mainmise de la famille Assad sur le pays s'est consolidée. Le parti, l'administration et l'armée sont passés sous le contrôle des services de sécurité, eux-mêmes entièrement contrôlés par la famille du président, qui s'appuie sur les membres de l'ethnie alaouite. On estime à plus de 100 000 les Alaouites présents dans les services de sécurité, sans compter ceux qui sont dans l'armée régulière et qui occupent tous les postes sensibles et de commandement. La Garde présidentielle, pour sa part, est composée de dizaines de milliers d'hommes, les mieux équipés de tous les corps de l'armée et exclusivement alaouites. “L'armée syrienne est composée de sept divisions, chacune dirigée par un général de division. La quatrième division, commandée par Maher, frère de Bachar Al-Assad (qui dirige aussi la Garde présidentielle), est la plus importante. Elle compterait 40 000 à 50 000 hommes, tous alaouites, et c'est la section qui reçoit l'équipement le plus sophistiqué. C'est cette division qui a été impliquée dès le début dans la répression à Deraa”, a confié un officier supérieur sunnite, sous le couvert de l'anonymat, au Monde diplomatique. Concernant “l'Armée syrienne libre”, un groupe de militaires dissident, l'officier en question est resté sceptique quant à l'influence qu'elle pourrait exercer sur les événements. “Il s'agit de dissidences individuelles et pas de la scission d'une unité militaire complète. Ces dissidences isolées ne peuvent pas délivrer un quelconque message fort au pouvoir. (…) La répartition des postes de commandement dans l'armée est organisée de telle sorte que même si un ordre dissident venait d'un officier du groupe sunnite, il serait bloqué à divers niveaux par des officiers et sous-officiers alaouites. La décision dans l'armée revient toujours aux officiers alaouites. Un lieutenant alaouite peut exercer un pouvoir complet dans son secteur et avoir plus d'importance que son supérieur sunnite. Il ne faut (donc) pas attendre de cette armée le moindre soutien aux manifestants”, a-t-il expliqué. La seule possibilité de voir cette “armée de barbouzes” basculer du côté des manifestants, pense-t-il, “ne pourrait venir que d'une scission, peu probable, au sein de la direction des services de sécurité, qui pourrait alors entraîner d'autres secteurs” des forces armées. Des hélicoptères, des blindés et même la marine de guerre ont été lancés contre des manifestants à travers le pays, faisant un nombre considérable de victimes. Le chiffre fatidique de 2000 morts a été largement dépassé dans cette guerre contre les civils, qui prend de plus en plus les contours d'un conflit communautaire. On peut penser, en effet, que ce sont principalement les Alaouites, à l'image de la quatrième division de l'armée commandée par le frère du président, qui sont engagés sur le terrain de la répression des sunnites. La nomination récente d'un ministre de la Défense chrétien par Bachar Al-Assad conforte la nature communautaire du conflit, le président recherchant, à travers la promotion d'un de ses membres, à conforter le soutien de cette communauté. Depuis le début du mois d'avril, la mobilisation des manifestants n'a cessé de se généraliser et de monter crescendo. Le régime ne faiblit pas pour autant et la répression est, elle aussi, montée en cadence, accompagnant des promesses de réformes politiques plus ou moins sérieuses. C'est donc un bras de fer incertain, mais déjà sanglant, qui est engagé entre un régime qui n'envisage pas de céder et un peuple qui aspire au changement.Une seule chose est sûre : tous les ingrédients sont réunis pour que le conflit s'inscrive dans la durée.