APRÈS LA CIRCULAIRE DU MINISTRE APPELANT AU RECRUTEMENT DE VACATAIRES Les enseignants durcissent le ton Cette correspondance, que nient avoir recu les directeurs de lycées contactés hier, vient creuser encore le fossé qui sépare les syndicats autonomes et la tutelle. Comme pour punir les enseignants grévistes et les acculer à cesser leur mouvement de protestation, le ministère de tutelle vient de brandir une nouvelle forme de menace. En effet, une missive vient d'être adressée par les services du ministère de l'éducation à l'académie pour procéder au recrutement des nouveaux enseignants. Selon le journal arabophone El Khabar, dans une correspondance, dont une copie a été publiée, hier, le ministère de l'éducation nationale déclare qu'il peut recourir éventuellement au remplacement des grévistes et procéder à la collecte des dossiers des titulaires de licence. Il est également demandé à travers cette correspondance aux directeurs des lycées de recueillir les dossiers des postulants et les présenter au moment opportun. Selon notre confère, le ministère de l'éducation nationale appliquera cette décision dans le cadre du dénouement du conflit. Par ailleurs, plusieurs directeurs des lycées rencontrés, hier, ont nié avoir reçu cette correspondance et affirmé n'avoir procédé à aucun recrutement. Afin d'avoir plus de précisions concernant cette information, nous avons contacté l'Académie d'Alger. “Nous n'avons reçu aucune correspondance ni instruction qui nous demande de faire la collecte des dossiers de candidature pour le remplacement des enseignants grévistes du secondaire”, nous confie un responsable de l'Académie, qui ajoute : “Le ministre de l'éducation nationale, M. Boubekeur Benbouzid, à un moment donné, avait envisagé cette solution pour le traitement de la crise, mais cette dernière n'a pas été appliquée, car un dialogue a été ouvert avec la fédération nationale des travailleurs de l'éducation.” Cette décision ne risque-t-elle pas d'envenimer la situation et transformer le conflit en un combat interminable ? Par ailleurs, les enseignants et les élèves du secondaire refusent cette proposition de remplacer les grévistes. “Si l'Académie engage de nouveaux licenciés pour nous remplacer, je vous promets qu'au bout de quelques mois, ils seront en grève. Aucune personne n'acceptera de travailler dans des conditions pareilles, même pas les nouveaux licenciés”, atteste un enseignant. Notons, enfin, que les enseignants entament leur cinquième semaine de débrayage et la crise est loin d'être résolue comme le souhaite le ministre de l'éducation qui a décidé d'ouvrir le dialogue avec les représentants de la Fédération nationale des travailleurs de l'éducation (FNTE), au lieu d'appeler les vrais représentants des enseignants grévistes qui paralysent les lycées depuis le début de l'année. Hier aussi, l'appel a été largement suivi. Dans certaines wilayas, et selon les représentants des deux conseils autonomes, le taux de suivi a atteint les 90%, notamment dans l'Algérois. Les lycées de la capitale étaient donc paralysés. Le Conseil des lycées d'Alger (CLA) ainsi que le Conseil autonome des professeurs de l'enseignement secondaire et technique (Cnapest) rappellent que les menaces et les intimidations de la tutelle ne feront qu'endurcir leur mouvement. “Nous ne baisserons pas les bras jusqu'à l'aboutissement de nos revendications. Toutes les décisions prises par le ministre de l'éducation nationale n'ont pas apaisé notre grogne”, affirme un délégué des syndicats autonomes. Signalons que les collèges, eux aussi, appellent à la grève nationale. Nabila Afroun Le ministère du travail se prononce Le Cnapest interdit Conformément aux dispositions de la loi 90.14 du 2 juin 1990, relative aux modalités de l'exercice syndical, le ministère du Travail et de la Sécurité sociale communique que ses services habilités ont pris, le 8 octobre 2003, la décision de refus de procéder à la délivrance du récépissé d'enregistrement de l'organisation syndicale dénommée Cnapest. Ce refus a été notifié aux concernés ce même jour. TIZI OUZOU Cinquième semaine de grève des PES Les établissements du secondaire dans la wilaya de Tizi Ouzou étaient, hier, toujours paralysés suite à l'appel à la grève du Cnapest. Les élèves qui ont rejoint leurs lycées respectifs ont été contraints de rebrousser chemin juste après 8h. La même mobilisation a été enregistrée dans pratiquement toutes les communes, selon les informations qui nous sont parvenues. Les syndicalistes avancent un taux de suivi de 100% à travers toute la région. Les enseignants interrogés ne semblent pas prêts à “baisser pavillon”. “Nous ne reprendrons le travail qu'après la satisfaction de nos revendications et la reconnaissance officielle de notre syndicat.” Par ailleurs, les PES ont été invités à émettre leurs propositions pour enrichir les dossiers salaires, retraite et statut particulier sur lesquels planchent trois commissions mises sur pied par le Cnapest. A. T. Constantine LA journée sans tablier reportée Prévue pour lundi, l'action “journée sans tablier” que comptait organiser le Cnapest de Constantine, a été reportée à une date ultérieure. Ce projet d'action s'inscrit dans le vaste mouvement de protestation et de mobilisation que mène le Cnapest local depuis le début de l'année scolaire en cours. Il était question que les enseignants grévistes se rendraient dans les marchés de la ville, vêtus de leurs tabliers, en simulant le quotidien difficile d'enseignants touchés de plein fouet, à l'instar du reste des salariés, par la continuelle dégradation du pouvoir d'achat. Le report de cette manifestation est dicté, selon des délégués des enseignants, par deux considérations majeures. La première est d'ordre méthodique. Selon nos interlocuteurs, le Cnapest de Constantine, après réflexion, est certain que la priorité aujourd'hui est pour la mobilisation de la société civile et de toute l'Algérie qui avance afin d'amener le ministère de l'Intérieur à délivrer à leur syndicat l'agrément tant attendu. La seconde est dictée, elle, par le souci de couper l'herbe sous les pieds de ceux qui cherchent aujourd'hui à récupérer le mouvement tout en discréditant les syndicats autonomes. “Nous portons des revendications socioprofessionnelles et nous n'avons aucun intérêt à ce que la situation nous échappe et dégénère”, nous expliqua l'un d'eux. À propos de l'organisation d'une marche à Constantine pour les jours à venir, nos interlocuteurs ont tenu à rappeler qu'aucune marche n'est à l'ordre du jour de leur mouvement de protestation et qu'il s'agit d'une rumeur distillée par ceux qui cherchent à diaboliser les syndicaux autonomes pour protéger leurs acquis. Mourad Kezzar DES LYCEENS EXCEDES APRÈS CINQ SEMAINES DE GRÈVE “Nous chasserons les vacataires de Benbouzid !” “Nous ne voulons pas des vacataires de Benbouzid. Comment voulez-vous qu'un stagiaire remplace un professeur confirmé ? L'an dernier, ils ont ramené des vacataires. Un élève médiocre montrait à un enseignant remplaçant comment résoudre un exercice de physique. C'est lamentable !”. C'est avec ces mots que Latifa, 19 ans, élève en classe de terminale, filière sciences, au lycée Abderrahmane-Mira de Bab El-Oued, commente la dernière rumeur qui circule (l'info est donnée par El Khabar), et qui veut que le ministre de l'Education nationale songerait à engager de jeunes diplômés, tout frais émoulus de l'université, pour assurer les cours dans les établissements paralysés par la grève. D'autres élèves abondent dans le même sens : “On chassera les vacataires de Benbouzid !”, laissent-ils entendre. En ce samedi 8 novembre, le mouvement des enseignants entame sa cinquième semaine de débrayage. Et ils ne sont pas près de lâcher du lest. Lycée Okba, Bab El-Oued. L'établissement emploie une soixantaine de professeurs. Tous marchent avec le CLA. Devant l'annexe d'à côté, des élèves adossés au mur comme des apprentis-hittistes. Filles et garçons échangent les dernières nouvelles, se font passer une oreillette pour partager un tube, branchée à un lecteur CD ; tel jeune, coupe Tintin, mèches gominées, jean très in, est accroché à son portable en s'esclaffant avec son copain. Ambiance bon enfant d'un jour normal d'une année scolaire anormale. Assis sur les marches du lycée, des potaches discutent par petites grappes. Il est 11h passées. Pour la cinquième semaine consécutive, pas de cours ce samedi, à part quelques “jaunes” qui assurent timidement quelques matières isolées. Les élèves de terminale sont particulièrement inquiets. Cela se voit tout de suite. À peine les avons-nous approchés pour sonder leur opinion qu'ils nous ont pété à la figure : “L'an dernier, nous avons trimé dur pour le bac. Nous avons subi la grève, et quand la grève a cessé, ils ont essayé de rattraper le retard à coup de polycopiés. Vous imaginez que l'on a fini le programme des matières essentielles comme les mathématiques, la physique et les sciences naturelles avec des polycopiés ? On n'y pigeait que dalle ! Malgré ça, nous avons préparé le bac. Et voilà que le séisme du 21 mai fout tout en l'air. Nous avons passé un été noir, et, en septembre, ils nous ont saqués avec les sujets. Je n'ai pas eu mon bac, et c'est à grand-peine que j'ai pu m'inscrire pour le refaire. J'ai dû faire intervenir mon frère qui est dans la police. Et après toute cette galère, retour à la case départ !”, témoigne Latifa. Ses camarades prennent le relais avec énergie. “Rana dayïne” lâche une élève de terminale, au bord du ras-le-bol. “Si cette année foire encore, c'est fichu. Rayhine nekebrou fel bac ! Nos parents nous disent d'aller à l'école quel que soit x, mais à l'école, pas de cours. Après, on se demande comment des mômes se retrouvent à la rue en train de vendre des cigarettes et du shit”, peste-t-elle. “Lycéens chouhada”, crient ces jeunes, en somme. Ils ont la hantise de l'année blanche. “Benbouzid, lui, a bien casé ses enfants. Sa fille étudie dans tel établissement où, comme par hasard, la grève n'a pas lieu. Les gros bonnets ont tous mis leurs enfants à l'abri, à l'étranger. Le reste, au diable !”, relèvent-ils. Yanis est délégué des élèves du lycée Emir. Une fois par semaine, il réunit ses camarades pour un point de situation. Yanis promet un deuxième 5 octobre si la situation perdure. “Si l'année blanche se confirme, en juin, ça va être la casse”, avertit-il. Les élèves, du moins ceux que nous avons rencontrés, nous ont paru de moins en moins solidaires du mouvement des enseignants. Même si leurs profs leur manquent, ils ne veulent pas qu'on s'amuse à mettre leur avenir en danger : “S'ils demandaient une augmentation de 7 ou 10 %, c'est raisonnable. Ils demandent 100% d'augmentation, et ça me paraît excessif”, dit Hassan, du lycée Emir. À la question “souhaitez-vous devenir profs un jour ?” les élèves, avec un pragmatisme prématuré reflétant la société trabendo dans laquelle ils sont en train d'évoluer, et où le “baggar” a infiniment plus de valeur qu'un maître d'école, ont eu cette réponse sans ambages : “Plutôt crever de faim !” La culture conteneur Côté profs, le moral est plutôt de fer, et il faut croire qu'ils ont encore du souffle pour continuer. À Okba en tout cas, c'est en rangs soudés qu'ils vont au charbon, risquant chaque jour un peu plus leur poste. De fait, les mises en demeure se succèdent, et les premières ponctions commencent à tomber dans certains établissements. Dahmas Djamel est un enseignant modèle. Professeur d'anglais, il compte vingt ans de service derrière son crâne dégarni. Pour lui, le mouvement des enseignants, auquel il adhère pleinement, est loin d'être une simple affaire de salaire. “On ne peut pas être un modèle pour nos élèves dans une société devenue de plus en plus matérialiste. Quand un élève voit que son prof ne change pas de veste douze mois sur douze, il n'a plus le cœur à étudier. Il vous dira : “Si c'est pour finir comme ça, ce n'est pas la peine, et il aura raison. Notre profession, hélas, est de plus en plus clochardisée,” regrette le prof d'anglais. Pour Dahmas Djamel, le problème est loin d'être une histoire d'honoraires, mais plutôt une affaire d'“image” : “La crise de l'Ecole algérienne se résume en ceci : l'enseignant a cessé d'être un modèle pour l'élève. Nous ne représentons plus le modèle que nous sommes censés représenter.” Il suffit de voir certains clivages entre profs et élèves sur les deux rives du lycée Okba pour s'en convaincre : d'un côté, des élèves qui friment en portable, de l'autre, des fonctionnaires de l'Instruction publique qui peinent à boucler leurs fins de mois. “L'enseignant est censé incarner les valeurs de la science, de la morale. Il est censé façonner le citoyen de demain. Mais au jour d'aujourd'hui, il n'a plus d'autorité”, constate notre interlocuteur avec amertume. Aussi, ce n'est sans doute pas gratuitement que sa collègue, prof d'espagnol, souligne : “Notre action traduit un projet de société. S'il est refusé à l'enseignant un statut particulier, c'en est fini de ce métier et de toutes les valeurs qu'il véhicule.” Cette jeune femme pleine de conviction estime que, comparativement, par exemple au débrayage des douaniers, ceux-ci obtiennent souvent plus facilement gain de cause. Et d'asséner : “C'est vrai que les conteneurs importent plus que les élèves”, recoupant de plein fouet la crise de toute notre société. “L'Algérie est hélas devenue un grand souk !” enchaîne tristement Dahmas Djamel. Et sa collègue de conclure : “Le pouvoir ne veut pas d'élite.” La messe est dite. Le carnaval continue… M. B.