Le 3 décembre 1994, mon père, Saïd Mekbel, était assassiné dans un petit restaurant d'Hussein-Dey. Quelques jours plus tard, nous avons pu voir des suspects arrêtés et présentés à la télévision comme étant les complices du meurtre commis. L'enquête dira qu'ils faisaient partie d'un groupe dénommé katibat el-Mout. L'assassin est vite décrit : il portrait une boucle d'oreille et avait une queue de cheval ! Un nom reviendra sans cesse comme étant le commanditaire de l'assassinat : Kadri Abdelkader. Quelque temps après, le tireur à la boucle d'oreille est déclaré tué lors d'un accrochage à Bachdjarah puis le 12 juin 1995, Kadri Abdelkader est annoncé tué lors d'un autre accrochage à Belcourt. L'enquête nous apprendra qu'il a été aussi l'instigateur de l'assassinat de Mohamed Abderahmani, alors directeur du quotidien El Moudjahid. Voilà donc un résumé de l'assassinat de mon père, Saïd Mekbel, en ce décembre 1994. Nous aurions pu nous en arrêter là et se dire, enfin, c'est fini ! Avec cette douleur en accompagnant mon père à sa dernière demeure, mais nous n'avons même pas eu le temps de terminer notre deuil qu'ont suivi, Aboud et Aliou Salah le 6 janvier, Bédiar et Haraïgue le 21 janvier, l'attentat du boulevard Amirouche le 30 janvier, Medjoubi le 13 février, Djahnine et Baba Ahmed le 15 février… Pourtant, le 25 février 1995, le président Zeroual signait une ordonnance dite de la rahma, offrant une grâce réparatrice à ceux qui n'avaient pas les mains entachées de sang ! Ce sera le retour des fameux cuisiniers et chercheurs de bois descendants du maquis pour reprendre une vie “normale”. La suite ? Le 25 février, Khadidja Aïssa, le 27 février Nadia Berrabah… et tant d'autres encore, connus ou moins connus… puis les attentats, les faux barrages, les massacres qui nous plongeront encore et plus dans l'horreur. Arrive le 13 juillet 1999 et l'adoption d'une nouvelle loi dite de “la concorde civile” pour ceux qu'on surnomme alors les égarés. Ils retrouveront, eux aussi, maison et famille. Mais la liste, celle des morts, continue de s'allonger, sporadique certes, mais réelle. Puis en février 2006, au nom de la paix sociale, est votée la nouvelle loi dite “d'amnistie”. On apprendra que 7 000 repentis qui n'ont rien demandé, ni repentance, ni pardon, retrouvent à leur tour une vie normale. Nous voilà maintenant en 2011 et cette folle rumeur qui circule, celle d'une amnistie générale, vantée par notre monsieur “Droits de l'Homme national”. “Si c'est vrai, c'est une bonne nouvelle que je salue parce qu'elle permettrait de mettre fin à la tragédie.” C'est avec ces sages paroles que Farouk Ksentini nous explique comment une éventuelle amnistie générale des terroristes emprisonnés serait bienfaitrice pour notre pays. Grâce à lui, nous apprenons qu'un simple décret pourrait mettre fin à notre malheur, qu'une amnistie générale calmerait notre souffrance et apporterait la paix. Mieux encore, il nous prédit la prospérité : “L'Algérie a besoin, aujourd'hui, d'une paix globale pour orienter ses efforts vers le traitement des problèmes auxquels elle est confrontée, notamment les problèmes économiques.” Me vient naïvement cette question : à quoi ont servi la rahma de 1995, la concorde civile de 1999 et l'amnistie de 2006 ? Combien de morts y a-t-il encore eu après chacune de ces dates ? 1994-2011 : quel terrible constat que de voir toutes ces concessions faites par le citoyen au nom de la paix sociale et des projets économiques au détriment de sa propre vie. Nous devons oublier cette “sale” période, pour penser à l'intérêt national, nous apprenons ainsi que l'avenir de notre pays est conditionné par une falsification de notre passé ! Sommes-nous sans cesse obligés de modifier, transformer les faits avant de les reporter dans les livres d'histoire ? Quelle grande déception de voir encore et toujours nos anciens moudjahids se battre à coup de communiqués et d'articles de presse pour se donner raison d'une guerre d'Algérie dont nous nous faisions une fierté d'en apprendre les glorieuses pages. En sera-t-il de même pour cette tragédie ? Faudra-t-il attendre 40 ans pour enfin parler ouvertement de cette macabre décennie ? Il est temps pour nous, citoyens que nous sommes, de nous occuper de notre histoire, celle qui nous concerne, et ne plus attendre qu'on veuille bien nous donner une version édulcorée, lissée à coup de décrets et de lois… Plus de 200 000 morts, des noms illustres dont nous ne savons rien ou que très peu de leurs travaux ou créations, des anonymes dont nous ne connaissons que les chiffres et les lieux… et puis aussi tous ces survivants dont le silence est synonyme de détresse. Depuis des années, des associations activent et se battent sur le terrain en agissant auprès des victimes, mais leurs actions sont de plus en plus marginalisées, comme si elles dérangeaient une certaine quiétude, comme si les plaies béantes qu'elles tentaient de soigner tant bien que mal, étaient honteuses, tabou. Pour parer à ce déni de mémoire et de justice, à cet oubli décrété, l'association Ajouad Algérie Mémoires est née, pour dire non à l'amnésie organisée. Ajouad dont l'un des objectifs est d'instaurer le 22 mars comme Journée contre l'oubli (une date en mémoire aux deux marches de 1993 et 1994). Ajouad Algérie Mémoires s'attelle à faire un travail de recherche et d'archivage, un travail long et pénible, mais ô combien nécessaire, non pas pour rester dans le pathos et ni dans la mélancolie mais pour combler notre histoire et enrichir notre avenir. Nous le devons à nos enfants… car comme disait Saïd Mekbel : “… la vérité est comme la justice, elle a besoin de témoins,… même les tout petits témoins qui peuvent écrire des choses qui restent et qui durent…” Nazim Mekbel