Depuis le retrait officiel des chefs militaires de la vie politique en 1988, et dès l'apparition des premiers titres de la presse privée, il y a plus de 20 ans, l'expression “Grande muette” a été utilisée de manière quasi systématique en lieu et place de la dénomination officielle de l'institution militaire sans que celle-ci n'eût jamais à le déplorer ou à s'en plaindre. C'est une première et c'est intrigant. Le ministère de la Défense nationale (MDN) a adressé, hier, par le biais de sa direction de la communication, de l'information et de l'orientation, une lettre aux médias algériens pour leur demander de “nommer l'Armée nationale populaire par son nom” et d'éviter d'user de l'expression “Grande muette” pour la désigner. Le fait en soi est un événement. Jamais, en effet, la hiérarchie militaire n'a usé de ce procédé direct et transparent pour s'exprimer, encore moins pour demander aux médias d'opter pour un choix lexical donné ou de se départir de l'usage du jargon médiatique lorsqu'ils traitent des sujets en relation avec l'Armée. Depuis le retrait officiel des chefs militaires de la vie politique en 1988, et dès l'apparition des premiers titres de la presse privée, il y a plus de 20 ans, l'expression “Grande muette” a été utilisée de manière répétée en lieu et place de la dénomination officielle de l'institution militaire sans que celle-ci n'eût jamais à le déplorer ou à s'en plaindre. Du reste, toutes les armées du monde sont désignées ainsi en raison de la sacro-sainte obligation de réserve qui les contraint au silence, considéré comme un gage de leur “neutralité politique”. Sans nier que ce “sobriquet” n'est pas propre à l'Armée algérienne et qu'il est devenu, au fil du temps, commun aux armées de plusieurs pays, l'ANP estime, néanmoins, en ce qui la concerne, que cela doit changer désormais. Pourquoi cette appellation médiatique universelle serait-elle, à présent, trop lourde à porter pour l'Armée algérienne ? “Jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les armées de plusieurs pays étaient privées du droit de vote et d'expression. C'est dans ces conditions d'isolement et de manque de communication vis-à-vis de la société qu'est apparu, dans le langage des médias, le qualificatif de Grande muette”, écrit d'emblée le MDN dans sa lettre aux médias algériens. Une entrée en matière qui ne s'embarrasse pas de détours : en mettant ainsi sur un pied d'égalité le droit de vote et le droit d'expression, l'ANP sous-entend que ces deux droits vont de pair et qu'elle ne peut, par conséquent, être privée de l'un ou de l'autre. Venant de la… “Grande muette”, cela ne manque pas d'éloquence. Et “l'obligation de réserve” ? Il s'agirait de revendiquer le droit à l'expression, puisque les militaires, de l'homme de troupe au plus haut gradé, exercent déjà celui du vote, au même titre que le reste des Algériens. Et les rédacteurs de la lettre aux médias algériens ne manquent pas d'insister sur ce point précis. “(…) Le monde a subi de profondes mutations et les militaires recouvrent leur droit de vote et d'expression”, écrivent-ils encore. Alors que les militaires algériens devraient donc, selon le MDN, bénéficier simultanément de ces droits, au même titre que leurs homologues à travers le monde, la formule “Grande muette”, qui “devait donc perdre sa raison d'être, demeure toujours reprise par certains médias” et “certains journalistes (…), par volonté de se distinguer ou par insouciance du lexique (…)”. Pourtant, lit-on dans le texte du MDN, l'ANP n'a “rien d'une grande muette”. La preuve ? “La grande ouverture aux médias et aux citoyens (…), la médiatisation de l'ensemble de ses activités, la publication de communiqués ou de mises au point, (…), la diffusion de reportages sur les différentes composantes et activités de l'ANP, mais aussi l'organisation de portes ouvertes et de journées d'information ( …)”. Le devoir de communication est donc assumé, estime-t-on au MDN. Ce qui reste toutefois à démontrer car l'implication de l'Armée dans la vie politique est un secret de Polichinelle en Algérie et, là-dessus, l'ANP ne peut certainement pas affirmer avoir fait quelque effort de communication ou de transparence. Effort qu'elle s'est refusée de faire, jusqu'ici, au nom de l'obligation de réserve, un principe intangible chez les corps constitués. Ce principe est-il en passe de perdre sa primauté au profit du “droit à l'expression” ? C'est l'une des pistes de lecture que suggère cette lettre du MDN aux médias algériens. Question incontournable : pourquoi maintenant, la conjoncture politique actuelle ? L'Armée algérienne veut-elle signifier qu'elle se tient prête à invoquer son “droit à l'expression”, le cas échéant, et que, par conséquent, elle ne saurait être tenue à l'écart de bouleversements majeurs qui risqueraient de survenir ? Ou, au contraire, voudrait-elle simplement crédibiliser le processus politique en cours en démentant ce rôle occulte qu'on lui impute et dont la présomption est renforcée et entretenue par ce surnom de “Grande muette” qui charrie mystère, intrigue, manipulation et manœuvre souterraine ? Le mystère demeure. C'est que la “Grande muette” n'a pas vraiment parlé. S C