Surmonter les conflits de mémoires encore à vif pour esquisser enfin une histoire qui rassemble, tel semble être le leitmotiv du film Guerre d'Algérie, la déchirure de Gabriel Le Bomin et Benjamin Stora. Une histoire voulue par ses concepteurs, sans tabou ni a priori, “suffisamment complète pour que tout le monde s'y reconnaisse, assez solide pour que chacun s'y adosse”. Cinquante ans après la signature des accords d'Evian, ce défi-là ne semble pas avoir été atteint. Loin s'en faut ! Même si Le Bomin et Stora soutiennent le contraire, mettant le plus souvent l'accent sur leur minutieux travail rendu possible grâce à de nombreux fonds d'archives, notamment ceux de l'Institut national de l'audiovisuel (INA), du ministère français de la Défense ou de films réalisés par des inconditionnels de la Révolution algérienne. “Le récit se nourrit des mémoires, mais son fil conducteur est bien celui de l'histoire, celle d'une incontrôlable spirale de la violence qui fournit la trame du texte lu par le comédien Kad Merad”, soutiennent de nombreux confrères qui pousseront l'outrecuidance jusqu'à déclarer que toutes les dimensions du conflit sont restituées. L'isolement diplomatique de la France, qui pesa sur son issue, en serait une parfaite illustration alors que la manifestation pacifique du 11 décembre 1960, organisée pour réaffirmer le principe du droit à l'autodétermination du peuple algérien contre la politique du général de Gaulle, a été à peine effleurée. Quand elle n'a pas été vidée de son sens et coupée de son contexte fondateur à savoir l'inscription de la question algérienne à l'ordre du jour de la session de l'Assemblée générale des Nations unies. “Rien n'est passé sous silence”, lit-on dans certains articles, alors que l'autre raison à l'origine du revirement du général de Gaulle se trouve être la résolution 1514 (XV) sur l'octroi de l'indépendance aux pays et peuples sous domination coloniale. Les ellipses en question sont loin d'être innocentes, a fortiori lorsqu'elles contribuent à la falsification de l'histoire et font que le rapport d'un peuple à son passé - sa mémoire – ne se distingue plus très bien de son rapport aux archives (“sa mémoire filmique” en quelque sorte) que le documentaire lui donne à voir. C'est du reste l'impression qui est donnée à la seule lecture de chaleureux messages électroniques adressés par de jeunes internautes algériens au réalisateur comme au scénariste de Guerre d'Algérie la déchirure. Au nom d'une dépolitisation et d'une rupture avec le nationalisme révolutionnaire savamment orchestrées par les forces hégémoniques, nous avons désappris à enseigner à nos enfants que les appareils qui, aujourd'hui, ont de façon privilégiée accès à notre archive ont du même coup la possibilité d'intervenir dans ce rapport au passé, de le façonner. Il y a de quoi être en complète rupture avec le discours de Benjamin Stora surtout lorsqu'il soutient qu'il est incontestable que l'Etat, longtemps dépositaire de la vérité historique, en perd progressivement le monopole: “C'est un point fondamental qui explique en partie la surabondance des revendications mémorielles.” Qu'il me soit permis, avec Ignacio Ramonet et Serge Daney des emblématiques Cahiers du Cinéma, de poser les questions de savoir : En quoi le recours au document filmé (plutôt qu'écrit) fait-il exploser le champ traditionnel de l'investigation historique? En quoi peut-il contribuer à critiquer (ou à renforcer) la conception dominante de l'Histoire enseignée en France où Benjamin Stora apprend aux étudiants de son pays que l'Algérie ne compte que 400 000 martyrs alors qu'un million et demi de ses meilleurs enfants sont tombés au champ d'honneur ? Enfin, est-ce que toute opération qui consiste à “historiser” les documents filmés, à leur conférer la dignité de document historique, n'intervient pas au prix d'un certain refoulement du point de vue politique, qui a présidé hier à la capture des images, aujourd'hui à la lecture-consommation, au prix d'une certaine dépolitisation ? (À suivre) A. M. [email protected]