“Internet est une arme à double tranchant”, une phrase qu'on entend souvent pour décrire la Toile qui “réunit autour des futilités” mais reste inefficace face aux grand défis de notre époque ; en somme, sur Internet on est seul avec les autres. Pour Hubert Guillaud, 39 ans, éditeur de formation et rédacteur en chef d'internetactu.net, les faits sont là. Internet nous isole pour mieux nous connecter. Dans son article titré “Internet nous rend-il seul ? Non !”, dont nous vous présentons de larges extraits, Hubert Guillaud, démonte plusieurs idées reçues.“Nous vivons dans un isolement qui aurait été inimaginable pour nos ancêtres, et pourtant nous n'avons jamais été plus accessibles” via les technologies de la communication et les médias sociaux, estime l'écrivain Stephen Marche pour The Atlantic. Selon certaines études, nous rencontrons moins de gens et nous nous réunissons moins. Face à cette désintégration sociale, les confidents de remplacement ont explosé. Le nombre de psychologues, de travailleurs sociaux, de thérapeutes a explosé, explique Ronald Dworkin. “Nous avons externalisé le travail de soin quotidien” auprès de gens dont c'est désormais le travail. Mais si nous sommes seuls, c'est aussi parce que nous voulons être seuls. Cela fait désormais partie d'un mode de vie –l'individualisme– et d'une forme d'accomplissement de soi. Les névrosés préfèrent le mur, les extravertis, le tchat Robert Kraut, de l'université Carnegie Mellon, cite également une récente étude australienne qui a mis en avant une relation complexe entre solitude et socialisation en ligne. Selon l'étude, les utilisateurs australiens de Facebook avaient en moyenne plus de relations amicales réelles, mais moins de relations familiales fortes. Il se peut que Facebook encourage plus de contact avec les gens en dehors de notre maison, au détriment de nos relations familiales, ou bien il se peut que les gens qui ont des relations familiales malheureuses, en premier lieu, recherchent la compagnie par d'autres moyens, y compris Facebook. Les chercheurs ont également constaté que les personnes seules ont tendance à passer plus de temps sur Facebook : “Un des résultats les plus remarquables, écrivent-ils, a été la tendance des individus névrosés et solitaires à passer de plus grandes quantités de temps sur Facebook par jour que les individus non solitaires.” Ils ont également trouvé que les gens névrosés ont plus tendance à utiliser le mur de Facebook, alors que les extravertis ont plutôt tendance à plus utiliser les fonctionnalités de tchat. Moira Burke de l'Institut d'interaction Homme-Machine de l'université Carnegie Mellon est en train de réaliser une étude longitudinale sur 1 200 utilisateurs de Facebook. Selon elle, l'effet Facebook repose sur ce que vous lui apportez. Si vous utilisez Facebook pour communiquer directement avec d'autres personnes, en commentant les messages de vos amis, en faisant des messages personnalisés, alors, Facebook peut augmenter votre capital social. Les gens dont leurs amis leur écrivent sur un mode semi-public sur Facebook ont une expérience de solitude moins forte que ceux qui l'utilisent d'une manière trop automatique. L'usage non personnalisé de Facebook, consistant à l'utiliser de manière passive en diffusant automatiquement des messages, corrèle les utilisateurs à un sentiment de déconnexion. Cependant, insiste avec raison Moira Burke, Facebook ne crée pas la solitude. Les gens qui éprouvent de la solitude sur Facebook sont également des gens seuls en dehors de Facebook. Sur Facebook comme ailleurs, corrélation n'est pas causalité. Les gens qui souffrent de la solitude en souffrent autant sur Facebook que sans Facebook. Facebook modifie-t-il la nature de notre solitude ? “Facebook favorise-t-il la sociabilité sans ses désagréments ?”, interroge encore Stephen Marche. Pour Sherry Turkle, les liens que nous formons via Internet ne sont pas des liens qui lient. Facebook développerait notre narcissisme estime la psychologue : un narcissisme qui symbolise à la fois notre désir d'attention et notre manque d'empathie. Or, ces deux facteurs sont également les moteurs de la solitude. “Le vrai danger de Facebook n'est pas qu'il nous isole, mais qu'en mélangeant notre appétit pour l'isolement et la vanité, il modifie la nature même de notre solitude”, estime la chercheuse. “Dans le silence de la connexion, les gens sont rassurés en étant en contact avec un grand nombre de personnes soigneusement tenues à distance. Nous n'en avons jamais assez de l'autre, tant que nous pouvons utiliser la technologie pour garder l'autre à une distance que nous pouvons contrôler : pas trop près, pas trop loin, juste comme il faut.” “Les relations humaines sont riches, mais elles sont aussi bordéliques et exigeantes. Nous avons pris l'habitude de les nettoyer avec la technologie”, explique la psychologue en évoquant la manière dont nous nous tenons éloignés les uns des autres via nos écouteurs, nos téléphones mobiles et nos messageries instantanées. L'importance de la solitude “Les conversations en face-à-face se déroulent lentement. Elles apprennent la patience. Lorsque nous communiquons via nos appareils numériques, nous prenons d'autres habitudes. (…) Nous attendons des réponses rapides. Pour les obtenir, nous posons des questions plus simples, nous nivelons par le bas nos communications, même sur les questions les plus importantes.” En oubliant la valeur des conversations réelles, estime la chercheuse, nous risquons de mettre à mal nos compétences à l'autoréflexion. Nous semblons de plus en plus attirés par les technologies qui “fournissent l'illusion de la compagnie sans les exigences de la relation.” En fait, explique la chercheuse, “nos dispositifs toujours connectés et toujours disponibles résolvent trois fantasmes puissants : celui que nous serions toujours entendus, celui que nous pourrions mettre notre attention partout où nous voulons quelle qu'elle soit et celui que nous n'aurions plus jamais à être seul. Et en effet, nos appareils ont transformé notre solitude en un problème qui peut être résolu.” “Alors que la solitude était importante pour l'autoréflexion et l'autoréinvention de soi en nous permettant d'oublier les autres, la solitude de Facebook nous prive de la chance de nous oublier nous-mêmes en nous projetant toujours face aux autres”, conclut Stephen Marche. Il n'y a pas d'épidémie de solitude La solitude est différente de l'isolement, rappelle le sociologue. Les gens qui déclarent qu'ils se sentent seuls ne sont pas plus susceptibles d'être beaucoup plus isolés socialement que les personnes qui ne se sentent pas seules. La plupart des études montrent que les personnes qui utilisent l'Internet ont tendance à augmenter de manière significative leurs contacts sociaux. Les communications électroniques ne remplacent pas les contacts réels, bien sûr, estime Fisher. Les introvertis vont en ligne pour éviter de rencontrer les gens, mais les extravertis se rendent en ligne pour rencontrer les gens plus souvent. Les gens utilisent les nouveaux médias pour améliorer leurs relations existantes, et de plus en plus d'Américains rencontrent leurs partenaires de vie en ligne. Il y a un siècle, les femmes se sont tournées vers le téléphone et l'automobile pour les transformer en technologies de la sociabilité, rappelle-t-il. “La solitude est un problème social parce que les gens solitaires souffrent. Mais ce n'est pas un problème croissant. La solitude qui devrait nous inquiéter n'est pas générée par l'humiliation d'un ado sur Facebook ou la langueur romantique d'un romancier. Elle est plutôt la solitude du vieil homme dont la femme et les meilleurs amis sont morts, celle de l'écolier raillé, de la mère isolée surchargée, et celle du travailleur immigré qui travaille de nuit pour envoyer de l'argent chez lui. Il n'y a là rien de nouveau ni de digne de faire de gros titres autour de la solitude, même si elle demeure réelle et importante.” En passant d'une société familiale à une société de gens vivant seuls (mais pas isolés), nous sommes passés d'une société qui protège les gens de leurs faiblesses à une société qui permet aux gens de maximiser leurs talents. Les vieilles structures sociales ont longtemps étouffé la créativité, la nouvelle permet de les maximiser : dans cette société du talent, la vie est plus difficile pour ceux qui ont le moins de capital social. Mais pourquoi nous posons-nous cette question ? Zeynep Tufekci, professeur à l'Ecole d'information et au département de sociologie de l'université de Caroline du Nord, se posait sur son blog la question de savoir pourquoi cette question de la solitude nous intéressait tant. Si nos liens forts se sont peut-être distendus, notre connexion à des relations plus éloignées, longtemps apanage des classes sociales supérieures, elle, s'est globalement améliorée, et elle s'est plus améliorée pour les internautes que pour les non-internautes. En nous permettant de nous connecter plus facilement à des personnes avec lesquelles on partage des affinités, plutôt qu'avec des personnes dont on partage une proximité physique, Internet permet de mieux combattre l'isolement. “Les gens qui peuvent utiliser l'Internet pour mieux trouver et/ou rester en contact avec les gens avec qui ils partagent des affinités sont plus susceptibles d'être en mesure de compenser la perte des liens de voisinage/famille.” L'isolement social est bien plus la cause de la suburbanisation, des déplacements, de la progression du travail ou du délitement de la vie associative que de la sociabilité en ligne. Nous corrélons des faits qui ne sont pas liés, estime la chercheuse. Notre sentiment d'isolement n'a rien à voir avec l'augmentation de notre connectivité, même si ces deux phénomènes se déroulent en même temps. Nous sommes de mauvais moteurs narratifs : nous avons tendance à dérouler des histoires chaque fois que nous voyons des co-occurences. Dans une tribune publiée sur The Atlantic, Zeynep Tufekci rappelle encore que, contrairement à ce qu'avance Sherry Turkle, les médias sociaux ne nous divisent pas. Au contraire, ils sont une tentative désespérée des gens à se connecter aux autres, indépendamment de tous les obstacles que la modernité impose à nos vies : la suburbanisation qui nous isole les uns des autres, les migrations qui nous dispersent sur le globe, la machine à consommer et, bien sûr, la télévision, la machine à aliéner ultime, qui demeure la forme médiatique dominante. Pour la plupart des gens, l'enjeu n'est pas de choisir entre se promener sur la plage de cap Cod et les médias sociaux, mais consiste plutôt à choisir entre télévision et médias sociaux. Rien n'accable plus Zeynep Tufekci que de lire des articles de panique diabolisant les médias sociaux, quand ils ne regardent pas tout ce qui, dans le réel, a une action bien plus concrète et bien plus pire. C'est ce que Zeynep Tufekci a surnommé la “cyberasocialité”. La cyberasocialité est l'incapacité ou la réticence de certaines personnes à se rapporter à d'autres via les médias sociaux comme ils le font quand ils sont physiquement présents. Pour elle, de la même manière que tout le monde n'arrive pas à convertir un texte ou un visuel en langage dans leur cerveau, certains ont du mal à assimiler l'interaction médiatisée en sociabilité. Alors que la sociabilité en face-à-face est profondément intégrée en nous, ce n'est pas encore le cas de l'interaction médiatisée, qu'il nous faut apprendre comme on a appris la lecture ou l'écriture. Il y a peut-être une perte qualitative dans le passage des conversations en face-à-face aux conversations médiatisées, concède Zeynep Tufekci. Mais c'est loin d'être vrai pour tout le monde. Et c'est là surtout un argument éminemment subjectif. L'évitement de la conversation, même en face-à-face, est loin de se résumer à la technologie, même si une télé allumée ou un journal ouvert est un bon moyen pour éviter l'échange. Internet ne nous rend pas plus seul que Google ne nous rendait idiot, comme l'affirmait Nicholas Carr dans un article éponyme ou dans son livre (Internet rend-il bête ?) auquel nous avions répondu également. Ça n'empêchera pas ce marronnier de continuer à éclore régulièrement. Il est toujours plus facile d'accuser la nouveauté que de comprendre l'évolution en cours. Y. H.