Le 1er juillet 1962 fut une date historique inoubliable, pour tous ceux qui avaient vécu ces moments de gloire. C'est ce jour-là qu'a eu lieu, à travers toute l'Algérie, le référendum pour l'autodétermination. Je me trouvais à Akbou, ma ville natale, où j'assurais, avec le docteur Ali Aoudjhane et le secrétaire général de la mairie, Hamana Aït Saïd, la coordination du Comité des trois, un organe de transition désigné et installé par le FLN /ALN, chargé d'administrer la commune aux lieu et place du Conseil municipal et du maire, mis hors-jeu. Nous étions donc affairés, depuis plusieurs jours, à tout mettre en œuvre, afin de préparer les conditions devant garantir le bon déroulement du scrutin. Il est vrai que la population de la commune qui attendait avec ferveur ce jour mémorable, n'avait pas besoin d'être sensibilisée pour venir en masse, très tôt le matin, remplir non seulement un devoir de citoyen mais un ultime acte patriotique pour arracher l'indépendance et donner le coup de grâce à la société coloniale. Lorsque les résultats furent proclamés le surlendemain, l'explosion de joie qui s'en est suivie fut sans conteste à la hauteur des sacrifices et des souffrances endurées pendant la dure guerre de libération. Elle fit naître de grands espoirs. La population était ce jour-là descendue dans la rue, pour exprimer fièrement sa joie longtemps contenue. Un détachement de djounoud de l'ALN est venu parader, en participant au lever des couleurs sur le parvis de la mairie, en présentant les armes, tout en entonnant en cœur Qassamen, l'hymne national algérien, devant une foule en délire gagnée par l'émotion. La victoire de l'indépendance célébrée, il restait à concrétiser, sur le terrain, le changement qui devait se traduire, le plus vite possible, par la fin de l'ordre colonial et le commencement d'une ère nouvelle. Nous attendions “un accouchement" de l'indépendance, non seulement sans douleurs, mais dans la paix retrouvée, dans le recueillement, le souvenir de tous nos morts, de nos martyrs, de nos souffrances. Dans l'avènement d'une société où la liberté, la prospérité, la joie de vivre et la justice sociale devait effacer les traces de 130 années de colonisation. L'histoire retiendra que la Révolution algérienne, dans laquelle le peuple s'était pleinement engagé, avait pour objectif majeur l'indépendance nationale et la liberté, en mettant fin à la colonisation et son lot de répression, d'avilissement, d'indignité, d'injustice, d'inégalité et de discrimination. Lorsque, par leur vote massif, les Algériens opteront pour l'indépendance de leur pays, ils attendaient des responsables politiques d'être à la hauteur du combat héroïque qu'ils avaient soutenu, un combat qui avait coûté la vie à des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants et combien de blessés, d'orphelins. Au lieu de cela, nous assisterons à des querelles de personnes sans rapport avec l'intérêt national, au déchirement de ceux qui avaient initié ou conduit la lutte jusqu'à obtenir, ce qui avait longtemps paru irréalisable, “l'indépendance". La déception fut immense en voyant, impuissants, des combattants s'entretuer, non pas pour défendre le pays contre un quelconque ennemi, mais malheureusement pour satisfaire des ambitions de pouvoir, au mépris de la légitimité révolutionnaire, incarnée par les instances de la révolution. Le peuple algérien, mis devant le fait accompli et face à ce véritable “hold-up", a su opter pour un comportement digne. Ce n'est pas une masse docile et soumise. Comptant dans ses rangs des patriotes honnêtes et intègres, des militants sincères porteurs des aspirations populaires et qui ont combattu pour défendre les valeurs républicaines et contre l'injustice, la discrimination, il n'avait pas réagi pour barrer la route (et il le pouvait) aux “envahisseurs", venus cueillir le fruit d'un combat qu'ils n'avaient pas mené. La jeunesse désire construire elle-même son avenir Il faut comprendre que le geste de bravoure, exprimé, à haute voix et dans la rue au cours de l'été 1962 par le peuple algérien, ne fut nullement de la résignation. Il témoigne au contraire de sa ferme détermination d'éviter, coûte que coûte, à l'Algérie renaissante, un autre bain de sang, une terrible guerre civile. Le bref intermède de juillet 1962, qui ouvrait de multiples perspectives, toutes destinées à propulser l'Algérie vers un avenir radieux et prospère ne nous avait pas permis de reprendre le souffle, que nous plongions de nouveau dans une profonde obscurité. Le peuple et les travailleurs, principales victimes des années de guerre, n'avaient pas voulu être des jouets entre les mains des clans et mettre en danger l'unité réalisée durant les années de guerre. Ma génération a accompli fièrement son devoir, en libérant le pays. Puis, poursuivant cet élan généreux, elle a fait preuve d'un engagement remarquable, dans la lutte pour l'édification nationale, pour relever le défi et exprimer sa volonté farouche de faire valoir sa capacité de transformer, dans l'honneur, une colonie de peuplement, exsangue et dévastée par sept années de guerre, en un Etat moderne et prospère. Aujourd'hui, notre jeunesse a besoin, elle aussi, de prouver ses capacités, ses compétences et de s'inscrire dans le combat de ses aînés. Elle aspire à la modernité et au mieux-être. Elle désire construire elle-même, fièrement, son avenir dans une Algérie démocratique, dans un Etat fort, juste, équitable et où chacun doit puiser ses chances dans l'effort et dans le respect de la citoyenneté. Mais cette possibilité, cette revendication légitime s'éloigne de plus en plus, faute de leviers de commande nécessaires à la réalisation de ses ambitions. C'est pourquoi elle est désespérée, car comment s'étonner aujourd'hui devant l'absence de ferveur, pour ne pas dire l'inexistence de tout intérêt à la politique de notre pays lorsque les médias publics, au lieu de s'ouvrir au débat contradictoire, sur des sujets intéressant la société et de favoriser ainsi l'émergence d'une élite capable de développer de nouvelles idées, sont totalement fermés et réduit à des instruments de propagande au service du pouvoir... La Déclaration du 1er Novembre, car il faut toujours revenir aux fondamentaux, est encore d'actualité pour rappeler, sans ambiguïté, les grandes lignes du programme politique, auxquelles les Algériens ont adhéré et juré fidélité, en l'occurrence “la restauration de l'Etat algérien souverain, démocratique et social, dans le cadre des principes islamiques et le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de race et de confession". La question qui reste posée est de savoir si, de notre vivant, ce rêve fou de notre jeunesse sera un jour réalisé.