Huit cent quatre-vingt-deux kilomètres séparent exactement Damas de Bagdad. En débarquant dans la capitale syrienne, notre souci majeur était surtout de savoir quel est le chemin le plus court pour aller de l'autre côté. Si les journalistes, venus en grand nombre des quatre coins de la planète pour se rendre en Irak au plus fort de la guerre, butaient le plus souvent contre le mur du visa et autres tracasseries en tout genre, la situation a changé depuis. Plus de visa pour l'Irak. Et pour nous, Algériens, pas de visa pour la Syrie, ce qui est censé nous faciliter la tâche. Pourtant, la mention “journaliste” sur notre passeport ne manquera pas de réveiller quelques vieux freins (et refrains) bureaucratiques. Il faut noter qu'en règle générale, depuis que les Marines contrôlent les postes-frontières irakiens, les autorités syriennes exigent de toute personne désirant se rendre en Irak de se présenter préalablement au service des passeports et de l'immigration pour se signaler. Pour les journalistes, il est exigé, de surcroît, de passer par le ministère de l'Information. Celui-ci envoie alors un télégramme au poste frontalier pour annoncer le passage dudit journaliste. Ces formalités accomplies, restait à trouver un transporteur. Dans le quartier Sayyida-Zineb, faubourg chiite de la banlieue de Damas, les agences de voyages pullulent. Elles desservent surtout Nadjaf, Basra et Karbala, les villes saintes chiites qui drainent des dizaines de milliers de pèlerins. Ces mêmes agences desservent aussi Bagdad. C'est avec l'une d'entre elles que nous prenons attache. Des partances étaient prévues le soir même du mardi 16 décembre. Un taxi pour être plus précis. Prix de la place : 40 dollars US. 2 000 livres syriennes. Le voyageur est tenu de se présenter tard le soir, ou alors aux aurores. D'ailleurs, nous prendrons la route à 4 heures, et pour cause : les chauffeurs de taxi évitent, ainsi, d'arriver la nuit à Bagdad, une ville où il ne fait pas bon, en effet, de circuler au-delà d'une certaine heure. Un couvre-feu de fait, en somme, pour les raisons que l'on sait. Le chauffeur est un jeune chiite, avec une barbichette. Il s'appelle Jassem. Un Irakien qui travaille pour cette agence. Celle-ci lui prend 10% de sa recette par voyage. Côté passagers, nous partagerons le trajet avec Mohenned Sabih Yacine, alias Abou Seïf, un Irakien sunnite de 42 ans, tailleur de son état, et un intellectuel chiite à lunettes et moustaches fines : Abou Abdel Moutaleb, 48 ans, célibataire. Durant la guerre, les taxis étaient loués à 300 dollars minimum. Ils prenaient facilement dans les 500, voire les 1 000 dollars. Là, les honoraires de Jassem s'élèvent à 120 dollars pour les trois passagers, signe qu'il y a moins de risques sur la route. C'est bon à savoir… 280 kilomètres séparent Damas du poste frontalier de Tanaf, celui-là même à qui le ministère syrien de l'Information a télégraphié notre nom. Nous mettons deux heures et demie avant d'y arriver, avec une halte d'une demi-heure dans un relais routier. La voiture est une grosse berline, une Chevrolet américaine très confortable. Une belle psalmodie du Coran sur le mode chiite, avec un fort accent irakien, nous berce tout au long du trajet, à laquelle succédera un sermon très audacieux d'un prédicateur chiite célèbre : Ahmed Al Waeli, auteur, entre autres, d'une curieuse thèse sur la prison dans l'islam. 30 dollars de bakchich Le poste-frontière de Tanaf n'ouvre qu'à 7h. Nous arrivons pile-poil. Les premières tracasseries commencent. L'intellectuel du groupe, docteur en agronomie de son état, qui a soutenu son doctorat au CNRS, à Paris, et qui, d'ailleurs, a la nationalité française, bien qu'Irakien de souche et natif de Bagdad, a quelques ennuis avec la police syrienne des frontières en raison, sans doute, de son passeport rouge et son accent parisien bagdadi. Sur conseil de Jassem qui connaît bien le manège, il glisse un billet de 30 dollars au préposé au guichet, somnolant et débraillé, et l'affaire est classée. Dans la voiture, Abou Abd El-Moutalib s'énerve : “En Europe, ce fonctionnaire véreux aurait été pendu. Malheureusement, voilà l'image que ces gens en uniforme donnent des pays arabes !” C'est la culture du bakchich. Y a pas photo. D'ailleurs, voici un autre “pafiste” qui s'approche de notre chauffeur de taxi. Celui-ci a un papier qui n'est pas tout à fait en règle. Le “pafiste” exige le plus naturellement du monde et sans gêne aucune un petit billet. Jassem lui glisse 50 livres syriennes et il a la paix. 7h20. Nous franchissons la barrière qui nous sépare du territoire irakien. Au bout de 3 ou 4 kilomètres, les premiers Marines surgissent à l'horizon. Une file de voitures s'est bientôt formée devant une espèce de portail qui filtre les entrées. Il fait beau et très froid ce mercredi matin. Quatre Marines en tout surveillent le poste, dont deux à bord d'un blindé léger. Alentour, on s'affaire à construire un poste de surveillance et une clôture. Un soldat américain discute avec un automobiliste. Il lui explique qu'il ne peut pas entrer en l'état. Pour cause : il a un passeport hollandais. Sa voiture est d'ailleurs immatriculée à Amsterdam. Le Marine dit à l'autre que s'il voulait entrer en Irak, il devrait se faire accompagner d'un Irakien. L'homme vient alors à nous pour nous expliquer la situation, et Abou Seïf lui sert de chauffeur. Les formalités de passage côté irakien, ou, plutôt… côté “américain” sont légères. Un soldat harnaché en bon va-t-en-guerre, les yeux cachés par des lunettes noires et ne pigeant pas un mot d'arabe, examine nos passeports tranquillement. Dès qu'il apprend qu'il y a un journaliste à bord, il demande au concerné de le suivre en lui lançant : “We must take a picture of you” (“Nous devons vous prendre en photo”. Comme les rôles s'inversent !). Le chef du groupe entraîne ainsi le journaliste que nous sommes dans une guérite. Sur un ordinateur portable, il porte les références de son passeport. Puis, à l'aide d'un appareil numérique, il nous prend en photo vite fait. Il nous rend notre passeport sans faire de vagues en lançant : “Good luck !” Nous reste maintenant à nous faire estampiller nos passeports. Car, il faut souligner que l'administration irakienne des douanes continue à fonctionner le plus normalement du monde, quoi qu'avec un tout autre esprit. En somme, les Américains n'assurent que la logistique — et accessoirement le bizutage. Détail édifiant : une plaque en marbre continue à glorifier toute seule le vénérable Saddam qui avait daigné procéder au “tadchine” de ce poste ! Avant d'estampiller nos passeports, le préposé au guichet exige de nous de passer d'abord par un contrôle médical. En fait de contrôle, il nous est seulement délivré par un fonctionnaire de la santé un papier attestant avec le stylo que nous sommes des corps sains. Et de fournir une énième raison au docteur Abd El-Moutalib de pousser un soupir d'indignation : “Si au moins ils faisaient semblant de vous examiner ! Décidément, les Arabes sont les champions du monde de la bêtise ! Tous ce qu'ils font est irrationnel !” M. B.