Le décor est planté à l'est du pays, sur une étendue de terre, aux confins de l'Algérie, dont la légende rapporte qu'aucun "colon" n'aurait foulé le sol durant 132 ans d'occupation française en Algérie. Il s'agit du pays des "Béni salauds", "des salauds lumineux", comme dirait le défunt Jacques Vergès. Ayant eu le privilège de côtoyer l'une des figures de la base de l'Est historique en l'occurrence Tayeb Merdès dit "Tayeb Rafale", disparu à la veille du 1er Novembre dernier à l'âge de 90 ans, il est pour nous un devoir de perpétuer, ici, à travers son récit, la mémoire de cette importante structure de l'Aln, partie prenante de tous les grands évènements de la guerre de Libération nationale. Il s'agit de rappeler, à cette occasion, que dans ladite contrée, la résistance populaire a été des plus farouches et reconnaître, de la même manière, que cette détermination de la population locale à vivre libre existe dans ce pays depuis la nuit des temps. Mais d'abord pourquoi les "Béni salauds" ? Pour Tayeb Rafale, cette appellation péjorative des Béni Salah, une tribu à cheval entre plusieurs wilayas de l'extrême est du pays et à laquelle il appartenait vient du fait que les ultras de l'armée française ont eu beaucoup de fil à retordre dans cette région limitrophe de la Tunisie. Embarrassé, Tayeb Rafale qui jurait qu'aucun colon n'avait foulé la terre de ses ancêtres, des guerriers numides, avançait, sur notre insistance, une explication toute simple : ce serait, d'après lui, les petits garçons de l'époque qui s'amusaient à montrer leur membre viril à la vue du moindre soldat ou garde-champêtre d'où cette appellation. Depuis, ils seront nombreux à revendiquer haut et fort cette appartenance en se montrant toujours fiers de ce "qualificatif" porté non pas comme une insulte mais plutôt comme un inestimable titre de gloire. Ainsi, tous les autochtones ou les originaires de Béni Salah, hommes et femmes, adultes et enfants, de la plaine de la Seybouse aux monts boisés de Bouhadjar, du côté des Ouled Bechih ou encore des Ouled Messaoud, tous se diront honorés jusqu'à aujourd'hui de cet attribut qui rappelle la lutte d'un peuple vaillant ayant fini par avoir le dernier mot et aussi le premier : liberté. Tayeb Rafale, l'archétype du "Béni Salaud" Et pourquoi précisément Tayeb Rafale ? D'où tient-il, ce sobriquet ? L'ancien maquisard aurait pu faire dans l'imposture et répondre à l'image de ces "baroudeurs" autoproclamés qu'il était assurément un professionnel de la gâchette mais non, aâmi Tayeb a préféré modestement dire la vérité. C'est en revenant, en effet, indemne d'un terrible accrochage qui a eu lieu en mai 1956, à Draâ Laâress, non loin de la ferme Chouaff où est tombé les armes à la main, le chahid Badji Mokhtar, le 18 novembre 1954, aux côtés de la première chahida de la Révolution, D'zaïr Chaïb, (âgée alors de 17 ans et abattue par une balle entre les deux yeux) que le colonel Amara Laskri dit Bouglez aurait trouvé ce surnom. Et ce n'est pas pour ce fait d'armes que Tayeb Rafale a finalement gagné son pseudonyme ? Non, pas vraiment. Ce serait surtout à sa manière saccadée en faisant son rapport à son chef, qu'Amara Bouglez a décidé de l'appeler, ainsi, sous les rires "Tayeb Rafale"... Né le 14 décembre 1922 à Ouled Slim au douar Oudhaïnia situé en face d'El-Betaïha dans la wilaya de Guelma, Tayeb Merdès prit conscience dés son jeune âge de cette abjection qu'était le colonialisme français. Il commence alors à activer au sein de la Révolution en 1955 en assumant d'abord la fonction d'agent de liaison entre Bouchegouf et Annaba. Ensuite, il rejoindra le maquis sous les ordres de Slimane "Belaâchari" de son vrai nom Zentar et d'Abdallah Nouaouria. Il servira après sous les ordres du chahid Mohamed-Chérif Asfour qui, après son sacrifice suprême au champ d'honneur, fut remplacé par Saddek Refès. Sa participation à la fameuse embuscade d'El-Mechroha lui vaudra un grand respect de ses compagnons. Ceci dit, au-delà se son efficacité au combat, Tayeb Rafale aura mené au maquis plusieurs vies. C'est ainsi que Amara Bouglez lui confie, à un moment donné, une nouvelle mission, celle d'exploiter et de ramasser le liège disponible sur toute la bande frontalière. Avec son compagnon d'armes, le défunt Saddek Bouraoui, Tayeb Rafale s'emploie alors avec abnégation à ses nouvelles tâches forestières qui ne le rebutent point lui, réputé pour être un grand guerrier. La première récolte 1957/1958 sera vendue par l'ALN sur le marché italien moyennant un joli pactole. L'année suivante, c'est le colonel Mohamedi Saïd dit "Si Nacer" qui prend les choses en main. Dès sa prise de fonction au comité d'organisation militaire, le fameux COM, le nouveau chef convoque au siège de l'état-major Tayeb Rafale pour lui demander des explications quant aux réclamations d'un certain nombre d'ouvriers qui n'avaient pas été rémunérés. "Moi, je suis un militaire, j'obéis aux ordres", s'est défendu Tayeb Rafale qui orientera Si Nacer vers Tahar Z'biri et son adjoint Mohamed Chbila alors responsables de la logistique. Le responsable du COM décide enfin de charger sur un navire à Tabarka, en Tunisie, la récolte de liège pour l'acheminer vers Jijel où la cargaison sera vendue au nez et à la barbe des forces coloniales. Devant les résultats probants auxquels est parvenu Tayeb Rafale, l'état-major le charge alors de rassembler un tiers de la récolte d'olives auprès des habitants de la région. Une manière d'impliquer les populations locales dans l'effort de guerre de l'ALN. À l'issue de cette opération suivie par un pressage de l'huile chez des Tunisiens, quelque 200 fûts de 200 litres chacun seront vendus contre la somme de 70 000 francs anciens. Une somme qui avait permis d'acheter trois véhicules des Peugeot 403 bâchés qui effectueront par la suite la liaison entre la frontière et Tunis. Amara Bouglez, un vrai chef S'agissant d'Amara Laskri "Bouglez", ancien sous-officier de la marine française qui tient, lui, son sobriquet de la source d'eau minérale de la wilaya d'El-Tarf, Tayeb Rafale avait gardé de lui l'image d'un chef très respecté. Laskri, un soldat qui porte bien son nom sera, en effet, le véritable fondateur de la base de l'Est non sans avoir eu toutes les peines du monde à contenir la pression de ses hommes qui revendiquaient à la suite du congrès de la Soummam en 1956, auquel il n'a pu prendre part, le statut de "Wilaya". Il convient de rappeler à ce sujet que dés le début de la Révolution, la région "rebelle" de Souk-Ahras aspirait déjà à prendre son autonomie. Même Zighoud, et après lui Lakhdar Bentobbal et Ali Kafi, en avait pris acte à leur grand désespoir dès l'offensive du Nord constantinois. Après la contestation des résolutions du Congrès de la Soummam, la région des "Béni Salauds" a dû essuyer un embargo qui ne disait pas son nom. De nombreux habitants de la région frontalière ont dû fuir en Tunisie. C'est pour faire face à cette grave crise, que Bouglez a décidé de lancer, au sein même du maquis, des activités économiques. Enfin, c'est grâce au tact, à l'intelligence, à l'éloquence ainsi qu'à la forte personnalité et à l'aptitude à diriger les hommes, que "Bouglez" était devenu très vite le responsable d'une vaste zone s'étendant "des sables de la mer jusqu'au sable du désert", d'El-Kala à Négrine, correspondant, grosso modo, à l'ancien département de Bône, l'actuelle Annaba. Lors de la réunion tenue dans la ville frontalière du Kef le 22 septembre 1956, les autorités tunisiennes, sur ordre de Bourguiba, appuieront ses efforts de remise en ordre dans les rangs des moudjahidine dont certains se sont montrés, il faut l'avouer, très indisciplinés. À son arrivée dans la région, le colonel Amar Ouamrane, dépêché par le Comité de coordination et d'exécution, (CCE), une structure issue du Congrès de la Soummam, a dû s'incliner devant le formidable travail accompli par Bouglez et ses unités opérationnelles. Dès lors, la base de l'Est jouera par la suite un rôle essentiel notamment dans l'acheminement des armes et du matériel militaire. Légaliste jusqu'au bout des ongles, Amara Bouglez dénoncera dans une lettre véhémente, l'assassinat d'Abane Ramdane, fin 1957, au Maroc, par ses "frères d'armes". Il organisera même une journée de deuil à la base de l'Est à la mémoire de ce symbole de la Révolution. S'agissant des règlements de comptes comme le fameux "complot des colonels", Tayeb Rafale se montrera toujours discret sinon très évasif. Enfin, il préfèrait évoquer le souvenir de ses amis comme Salah Chabbi dit "Salah Bouchegouf", l'homme du "Silène" décédé en février 2004 qui connaissant, disait-il, tous les coins et les recoins de la "zone nord" des lignes électrifiées Challe et Maurice. Tayeb Rafale a eu également à côtoyer de plusieurs futurs dirigeants de l'Algérie indépendante. Il citait souvent les déserteurs de l'armée française comme le chahid Youcef Latrèche, le commandant Abderrahmane Bensalem, Salem Giuliano, Mohamed Tahar Aouachria, Slimane "l'assaut" Guenoune, Youcef Latrèche, Salim Saâdi, Khaled Nezzar, Abdelmalek Guenaïzia et tant d'autres avec qui il partagea non seulement les souffrances mais également une grande fraternité d'armes. Un jour, deux d'entre eux, en l'occurrence Abdelakder Chabou et Slimane Hoffman viennent présenter à Tayeb Rafale le célèbre journaliste yougoslave le Dr Zdravko Peçar, accompagné d'un photographe, Stefan Labidovitch. Sa mission sera d'escorter ces envoyés spéciaux de l'agence Tanjug venue effectuer dans le maquis algérien des reportages. Très vite, Tayeb Rafale se liera d'amitié avec ses deux compagnons européens. Vu sa forte corpulence, le Dr Zdravko Peçar avec qui le défunt a gardé le contact même après l'Indépendance, le surnommait le "Monténégrin". Et ce n'est pas fini, viendra ensuite le tour de René Vautier de venir tourner dans la région, le documentaire "l'Algérie en flammes". Tayeb Rafale et ses hommes apparaissent dans ce film qui avait provoqué l'émoi en France métropolitaine au point où le cinéaste français a dû par la suite passer dans la clandestinité. Au-delà de cette commémoration du 20 Août 1955-1956, il nous a paru utile d'évoquer en ce jour de recueillement les "Béni salauds" qui contrairement aux "Béni oui-oui", des partisans de la France coloniale, sont quasiment inconnus par l'opinion nationale. M.-C. L. Nom Adresse email