D'après certaines sources, le président Bouteflika vient d'ordonner une enquête à propos du film sur l'Emir Abdelkader dont le tournage est à l'arrêt. Ce ne sera peut-être pas un film mais un feuilleton politico-financier, à coup sûr. Relents d'un scandale à venir. Tout a commencé le 27 novembre 1999, dans la plaine du Ghriss, dans la wilaya de Mascara, fief du héros national. C'est au cours d'une cérémonie officielle tenue en présence du président Abdelaziz Bouteflika, fraîchement élu, que l'idée d'un film sur l'émir Abdelkader a pris forme. Emballé, le chef de l'Etat s'était engagé à suivre personnellement le chantier. Derechef, plusieurs départements ministériels concernés, à savoir la culture, les moudjahidines, la défense nationale, l'éducation nationale, les affaires religieuses et les finances, ont été instruits pour ne ménager aucun effort afin de s'impliquer dans cette production cinématographique qui devait tenir toutes ses promesses. Le chef de l'Etat avait émis le vœu de solliciter à cette occasion les plus grands réalisateurs, scénaristes et acteurs. Il avait, en outre, demandé à la fondation Emir-Abdelkader de faire approfondir et enrichir par son conseil scientifique le scénario écrit dans les années 1980 par l'ancien ministre Boualem Bessaïeh. C'est dire que ce projet de film sur l'Emir Abdelkader existe dans les tiroirs depuis fort longtemps. De même qu'il faut rappeler que le cinéaste algérien, Benamar Bakhti, qui avait mis en scène l'épopée de Cheikh Bouaâmama avec le magistral Athmane Ariouet, avait été désigné, du temps du président Chadli Bendjedid, pour veiller à sa concrétisation. C'était juste avant que l'Algérie ne soit rattrapée par le deuxième choc pétrolier et ne connaisse une période de vaches très maigres. Avec l'arrivée de Bouteflika et l'accroissement sans précédent de la manne énergétique, l'affaire a pris une autre envergure. Pour diverses raisons, sur lesquelles il est inutile de revenir, on a voulu voir les choses en grand, en cinémascope pourrait-on dire. Non seulement il est devenu urgemment question d'une superproduction, mais ce projet cinématographique a pris l'allure d'une "affaire d'Etat" entourée du plus grand secret. D'après nos sources, le président de la République avait évoqué le sujet plusieurs fois en Conseil des ministres, tançant les uns et les autres. Proche du sérail, Mohamed Lakhdar Hamina, qui a eu vent de l'histoire, s'était porté aussitôt volontaire. Mais le choix se portera sur Mustapha Akkad, qui finissait alors Le Lion du désert, un film qui raconte le parcours du résistant libyen Omar El-Mokhtar, incarné par Anthony Quin. Approché, le réalisateur américano-syrien montrera un vif intérêt pour le personnage de l'Emir mais il révélera également qu'il était déjà engagé dans une superproduction sur Salah-Eddine. Ironie du sort, Mustapha Akkad sera assassiné dans un attentat terroriste à Amman, en Jordanie, avant même que son dernier projet ne voit le jour. On se souvient, après cela, que parmi les noms des grands réalisateurs étrangers avancés, la presse avait cité le nom de l'américain Ridley Scott ou encore du Franco-Algérien Rachid Bouchareb. Khalida Toumi rattrapée par l'Histoire... Après plus d'une décennie d'hésitations et autres cachotteries, une fuite dans la presse spécialisée américaine, notamment dans le magazine Variety, l'Agence pour le rayonnement culturel (AARC) sera acculée à annoncer officiellement que le long métrage sur l'Emir Abdelkader sera une coproduction algéro-américaine. C'était le mois de septembre dernier à la villa Dar Abdeltif. Le communiqué de cet organisme officiel dépendant du ministère de la Culture était ainsi très explicite : c'est "à l'initiative" du ministère que l'AARC venait de signer un accord de coproduction avec la société Cinéma Libre Studio, basée à Los Angeles (USA) et dirigée par Philippe Diaz, un producteur et scénariste français installé aux Etats-Unis. Le directeur de l'AARC a également laissé entendre que le grand cinéaste américain Oliver Stone participerait en tant que "producteur exécutif". Il faut dire que la signature du réalisateur de Platoon ou même celui de sa maison de production vaut son pesant d'or. La présence même du nom d'Oliver Stone dans le générique en tant que producteur exécutif aurait assurément donné un plus grand crédit au réalisateur retenu qui, lui, en l'occurrence, n'est qu'un illustre inconnu. Bien sûr, les habitués des couloirs du Palais de la culture des Annassers préféraient parler plutôt de "géant méconnu" et de "cinéma indépendant". Renseignement pris, Charles Burnett, puisque c'est de lui qu'il s'agit, est un afro-américain connu essentiellement pour ses documentaires sur la ségrégation raciale. Quant à l'acteur choisi pour incarner notre héros national, le choix s'est porté sur un jeune palestinien, Saleh Bakri, fils de Mohamed Bakri, acteur et réalisateur célèbre pour ses documentaires très critiques sur l'oppression israélienne et ses déboires judiciaires avec l'Etat hébreu. Après avoir joué quelques seconds rôles dans des films israéliens, Saleh Bakri a crevé l'écran, il faut le dire, dans La Source des femmes de Radu Mihaileanu, aux côtés de notre inénarrable Beyouna et de la ravissante Leila Bekhti dont il avait interprété le rôle du mari. Bref, on l'aura compris, l'acteur retenu, au talent certain, n'a rien à voir ni avec Anthony Quin ni même avec Atmane Ariouet. De toute façon, l'appel au casting précisait, dés le départ, qu'aucune obligation concernant la langue maternelle ne serait exigée à l'acteur principal qui aurait pu être tout aussi bien français qu'américain. Ou autre. Par choix délibéré, on a donc opté pour une production internationale à la lisière du cinéma "underground" et des "festivals-off". On a décidé que le film sur l'Emir Abdelkader sera un "film engagé". Mais ne nous y fions pas ! D'abord, le budget alloué de l'ordre de 75 millions de dollars est une somme faramineuse pour ne pas dire hollywoodienne et qui n'a, pour ainsi dire, rien de "gauchisant". Car quand bien même on veut éviter les grandes Majors d'Hollywood, l'enveloppe financière destinée au film est puisée directement en collaboration avec les "grandes sœurs" pétrolières qui, elles continuent de plus belle à tirer de substantielles "royalties" de notre sous-sol. Aussi, comme dirait l'autre : tout est relatif, ici-bas. Au-delà des considérations financières, il y a lieu de relever que le scénario du film a été confié également à un étranger à savoir le cocontractant même de l'AARC, Philippe Diaz, le patron de Cinéma Libre Studio, chargé d'écrire l'histoire de notre héros. Pour sauver les apparences, on fera appel à un anthropologue (?), Zaïm Khenchlaoui qui, dans ce cas d'espèce, a davantage apporté sa caution de soufi plutôt que celle de scientifique. Spécialiste algérien du soufisme, il n'a, pour ainsi dire aucune qualité ni expérience pour écrire des scénarios encore moins pour faire des découpages techniques. De l'avis de tous, c'est "le Français" qui devait mener la barque. D'après nos sources, ce dernier été grassement "indemnisé" pour quitter le navire. Le "bio pic" ou film biographique, "une œuvre cinématographique de fiction centrée sur un personnage principal ayant réellement existé" est construit en flashbacks. Le récit s'ouvre ainsi, en 1860, en Syrie, au moment où l'Emir Abdelkader s'apprêtait à lever une armée afin de sauver des milliers de chrétiens menacés de génocide. "Cet acte salué par de nombreux présidents et dignitaires du monde a offert à l'Emir une reconnaissance universelle", raconte fièrement le synopsis. En raison de la situation sécuritaire qui prévaut en Syrie, toutes les scènes du film qui devaient être tournées initialement dans ce pays ont dû être délocalisées dans une ancienne usine de faïences à... El Achour, sur les hauteurs d'Alger où des décors ont été installés pour rappeler le vieux Damas. La reconstitution des décors s'est déroulée essentiellement à Tlemcen et aurait coûté, selon nos sources, plusieurs milliards. La baraka de l'Emir À défaut de se demander ce qu'en aurait pensé l'Emir, on s'est rapproché de l'un de ses descendants directs. Et qui mieux que Mohamed-Lamine Boutaleb, président de la fondation nationale qui porte son nom ? Agé de 81 ans, cet arrière-petit-neveu de l'Emir Abdelkader a du mal à contenir aujourd'hui sa colère. El Hadj Boutaleb dont l'aïeul était l'oncle paternel et beau-père de l'Emir est furieux à l'idée que le film soit tombé dans le giron français. "On s'attarde sur cette histoire de sauvetage des chrétiens comme si on cherchait désespérément à faire accréditer l'idée que l'Emir Abdelkader était un collabo de l'ancienne puissance coloniale. L'émir n'a jamais été un ami de la France mais l'ami de Napoléon III qui l'avait fait libérer" martèle-t-il, exaspéré. D'après lui, au moment des faits, on avait déjà fait remarquer à l'Emir qu'il avait tué en Algérie, de nombreux chrétiens. Il leur répondra qu'il l'avait fait "parce que c'étaient des envahisseurs et non pas parce qu'ils étaient chrétiens. Et puis, les chrétiens de Syrie étaient, jusqu'à preuve du contraire, tous des Arabes. L'Emir s'est donc interposé pour éviter essentiellement une guerre civile et ce d'autant que les flottes françaises et anglaises étaient stationnées à Beyrouth prêtes à intervenir...". S'il reconnaît une grande magnanimité à l'Emir dans la résolution de ce conflit à la faveur duquel il a su faire progresser l'idée moderne de la "coexistence pacifique", El Hadj Boutaleb veut garder surtout l'image d'un homme qui a engagé une grande intelligence et une activité inégalable pour bouter le colonialisme français. La principale leçon de vie à tirer, selon lui, de son ancêtre. Aussi, le cadre prédéfini dans lequel s'inscrivent le film et le récit historique qui en résulte montre, d'après lui, "un canevas qui correspond essentiellement à la ‘version française'" de la vie et de l'œuvre de l'émir. On a choisi volontairement des séquences qui confortent les rapports militaires de l'armée coloniale". Le président de la fondation dénonce précisément cette "partialité" : "J'ai demandé personnellement à Philipe Diaz sur quelle documentation il s'est référé, il m'a clairement indiqué qu'il s'était basé sur les récits des généraux français". D'après lui, le scénariste s'est attaché à un seul modèle explicatif alors que les faits se rapportant à la vie de l'Emir sont tous documentés : "Il existe une seule autobiographie connue de l'émir c'est Touhfet el Djazaïr rédigée, sous sa dictée, par son fils Sidi Mohamed. Il y a encore le travail encyclopédique de Abderrahmane Djilali sur l'histoire de l'Algérie qui aurait pu être également mis à profit. Ce ne sont pas les sources qui manquent !", s'insurge-t-il. El Hadj Boutaleb aurait souhaité, pour sa part, que le film commence en 1829 lors du voyage initiatique de l'Emir en Orient au moment de sa rencontre avec Mohamed Ali Pacha, le khédive d'Egypte, qui avait donné à ce pays ses contours modernes. D'après lui, l'analyse rétroactive et la mise en projection de cette histoire aurait gagné à mettre en relief d'abord la souveraineté du peuple algérien. Tenu à l'écart, El Hadj Boutaleb qui aurait préféré qu'il n'y ait "pas de film du tout" n'a pas d'informations précises à ce sujet. Il n'en est pas moins amer de voir ce projet "dévoyé" : "Bouteflika était sincère, c'est le système...". Il révélera pour l'anecdote que le président Liamine Zeroual avait donné une instruction pour octroyer systématiquement la nationalité algérienne aux descendants de l'Emir et de ses compagnons en Syrie : "Mais rien n'a été fait...". Interrogé sur le sort de ce projet, il dit seulement se souvenir que la dernière personnalité officielle à l'avoir évoqué, c'est l'actuel Premier ministre, Abdelmalek Sellal, en campagne électorale pour le compte du président Bouteflika à Mascara. Il avait d'ailleurs parlé aussi de "Californie"...Khalida Toumi, selon nos sources, n'a toujours pas procédé aux passations de consignes d'usage avec son successeur. Aussi, son départ a tout l'air d'être, aujourd'hui, un véritable limogeage. Pour sa part, El Hadj Boutaleb dit ne plus croire en l'homme providentiel mais au "peuple providentiel". Quant à l'annonce même de l'arrêt du tournage et du déclenchement en haut lieu d'une enquête, celle-ci est indéniablement pour lui, le signe que "la baraka de l'Emir s'est encore manifestée". M.-C. L. Nom Adresse email