Discret de nature, Abdelmadjid Bouzbid se dévoile rarement en public. Pour quelqu'un qui, d'une certaine manière, aura tutoyé l'Histoire, il est, disons-le, plutôt modeste. Commémoration du 20 Août oblige, il voudra bien, face à notre insistance, répondre à quelques-unes de nos questions. Il évoque pour nos lecteurs les événements du 20 Août 1955. Et pas seulement ! Liberté : Votre famille a donné de nombreux martyrs à la Révolution. Parlez-nous du chahid Ahmed Bouzbid dont une rue du centre-ville d'Annaba porte aujourd'hui le nom... Abdelmadjid Bouzbid : Ahmed, c'était mon aîné. Il est né en 1926 si ma mémoire est bonne. À l'instar de plusieurs membres de la famille, chacun activait de son côté au sein du mouvement national. Dès 1948, Ahmed s'est porté volontaire pour aller combattre le sionisme en Palestine. Il faut dire que déjà, à l'époque, nous nous sentions concernés par "la cause palestinienne". Enfin, de ce voyage au Proche-Orient dont je ne peux vous révéler exactement où il l'a véritablement mené, mon cousin a longtemps gardé le sobriquet d'"Ahmed El-Masri" (Ahmed l'Egyptien). Et même si nos chemins ne se sont pas beaucoup croisés durant cette période, le hasard a voulu qu'en 1950 nous soyons arrêtés en même temps dans l'affaire du démantèlement de l'OS. Plus tard, grâce à sa connaissance des différentes routes menant au Caire en passant par la Libye, il constituera pour les dirigeants de la Révolution, un "courrier" efficace notamment entre Ahmed Ben Bella et les responsables de la Wilaya I correspondant à la région des Aurès-Nememcha à leur tête Mustapha Ben Boulaïd, Chihani Bachir et Abbès Laghrour. Quelles étaient précisément vos responsabilités au sein de l'OS ? L'OS disposait d'un organigramme très hiérarchisé : les services généraux, les renseignements, les transmissions, les explosifs. La logistique et l'armement étaient les deux autres structures qui complétaient cette organisation. Au sein de l'OS, j'avais la responsabilité d'un "demi-groupe" composé de deux valeureux militants : Aïssaoui Mohamed et Zemouli Abderrahmane, tous deux décédés. Les structures étaient cloisonnées au point que chacun des chefs des sous-groupes ignorait la composition des deux autres sous-groupes. Le contact se limitait seulement aux trois responsables, Arraâr Khemissi, Abdellah Fadel et moi-même. Vous êtes un vieux militant de la cause nationale. Votre parcours se confond parfois avec l'histoire du mouvement national. Evoquez-nous, en particulier, le démantèlement de l'OS et le fameux procès du "Complot de Bône". Et comment s'est déroulée votre arrestation en 1950 ? Je dois d'abord préciser que je n'ai fait que mon modeste devoir comme de nombreux jeunes de ma génération. Je m'estime aujourd'hui heureux d'avoir survécu à toutes ces péripéties et d'avoir vécu l'Indépendance et vu grandir mes enfants, voire mes petits-enfants... Pour en revenir à votre question, j'ai été embarqué de mon lieu de travail, à la librairie Daguet à Annaba. Ahmed et deux autres cousins ont été également arrêtés. Le jour du procès, des mesures exceptionnelles ont été prises. Et pour cause ! Plus d'un millier de personnes s'étaient rassemblées devant le tribunal en scandant des slogans hostiles au colonialisme. Les magistrats désignés avaient été soigneusement choisis parmi des extrémistes notoires. Dès l'ouverture du procès, le procureur général De Vimont a affiché son arrogance avant d'exiger ensuite le huis clos. Il nous a traités d'assassins de la république et a promis à chacun de nous la guillotine. Ce à quoi, le chahid Badji Mokhtar rétorque que nous étions prêts à assumer avec courage ce verdict. Me concernant, vu mon jeune âge, je n'ai écopé que d'un an d'emprisonnement avec une interdiction de droits civiques durant 5 ans. À ma libération, j'ai été transféré d'office à la caserne d'El-Coudiat à Constantine où j'ai dû passer 6 mois supplémentaires avant ma libération définitive. Votre arrestation a-t-elle eu des effets sur votre entourage ? Bien évidemment. Il s'ensuivra de nombreuses représailles contre notre famille. Une dizaine de nos cousins seront, dès lors, enrôlés d'office dans l'armée française. Sans compter le sort quotidien réservé à nos épouses et à nos parents harcelés par les forces coloniales. Même des parents par alliance tels les Bouzebda, les Necib et les Maïzi d'El-Besbès dans la wilaya d'El-Tarf feront, eux aussi, les frais de notre engagement. C'est pour vous dire la vindicte de l'occupant... Avez-vous subi des sévices ? Et comment ! La gégène qui deviendra plus tard une pratique courante, nous étions les premiers à l'éprouver ! Je préfère éviter de parler de ça... Où étiez-vous lors de l'offensive du 20 Août 1955 ? J'étais au maquis dans le massif de l'Edough non loin du village de Séraïdi. Il y eut peut-être des actions sporadiques autour de la région d'Annaba mais je n'ai pas participé personnellement à cette offensive. (...) Pardonnez-moi, si ma mémoire est, aujourd'hui, quelque peu défaillante... Avec le temps, on ne retient que les faits saillants qui, eux aussi, peu à peu, s'estompent... Vous êtes l'auteur d'un livre intitulé "La logistique durant la guerre de Libération nationale" paru en 2004. S'agit-il d'un témoignage personnel ? Tout à fait, j'ai jugé utile de publier ce livre pour remettre les pendules à l'heure et souligner l'importance en tonnage et même en kilométrage des efforts d'approvisionnement en armements. Cet ouvrage, je l'ai confectionné sur la base d'archives personnelles liées aux fonctions que j'ai occupées durant la Révolution et même avant. Il s'agit de documents authentiques que j'ai versés au Centre des archives nationales et à l'Association des moudjahidine de l'ex-Malg. J'ai cru utile de retracer le long processus de mise en place de la logistique de l'ALN en démontrant au fur et à mesure que l'approvisionnement notamment en armes était devenu une préoccupation essentielle, vitale... Du simple "chapardage" à la mise sur pied d'une véritable structure de logistique, le chemin était très ardu. Il faut savoir que le marché des armes est un milieu souvent interlope, un marché à haut risque, épineux, improbable, avec toujours des intermédiaires douteux... Il faut rappeler que les services français avaient infiltré les trafiquants d'armes... Sans jeu de mots, vous avez fait vos armes dans l'armement. Quelle définition en retenez-vous ? L'arme a toujours été pour l'homme un élément stratégique de défense et de puissance. En temps de paix comme en temps de guerre, elle constitue l'outil indispensable, sans lequel aucune insurrection légitime ne peut être menée. Et qu'en est-il de la logistique ? Pareil. La logistique est tout aussi indispensable en temps de paix qu'en temps de guerre. C'est l'art militaire qui traite de toutes les activités ayant pour but de permettre aux armées de vivre, de se déplacer et de combattre dans les meilleures conditions d'efficacité. Comme vous le savez, l'écriture de l'histoire souffre en Algérie de nombreuses considérations subjectives, idéologiques, partisanes, régionales, etc. Tout est tellement interprété que nous sommes dans le non-dit, l'omission volontaire. Par exemple, un héros de la Révolution, un autre natif d'Annaba, en l'occurrence Mohamed Bensadok, est empêché, à ce jour, de publier ses mémoires. Que pensez-vous de cette censure ? Je ne suis pas au courant de cette affaire. Seulement, il est vrai que nous courrons un risque que l'histoire de la guerre de Libération soit tronquée, édulcorée, falsifiée... Cela dit, Mohamed Bensadok, une figure de la Fédération de France s'il en est, devrait être, à mon avis, publié. Je ne vois pas où est le problème. Pour moi, le livre est le véhicule le plus adapté pour restituer, transmettre et assurer la pérennité de cette histoire dont nous devons nous montrer toujours fiers ! Je regrette particulièrement à ce sujet que mes défunts compagnons Abdelkrim Souissi et Tayeb Boulahrouf n'aient pas laissé leurs témoignages. Ils avaient tellement de choses à dire... On vous laisse le mot de la fin... Que dire... ! Vous m'avez interpellé, au début de cet entretien, par une question sur mon cousin Ahmed Bouzbid. Du coup, j'ai une pensée pour tous ces martyrs, parents ou proches comme Blida Brahim, Ferradj Mohamed, ou encore Maïzi Boudjemâa dont l'épouse et plusieurs membres de sa belle-famille avaient été abattus par l'armée coloniale. J'ai également une pensée particulière pour mon cousin H'maïda Bouzbid dont on ne parle jamais. Infirmier de son état, il a disparu dans le pilonnage de l'aviation française d'un hôpital clandestin sur les hauteurs de djebel Maouna, dans la wilaya de Guelma. Mon mot de la fin sera, et notez-le s'il vous plaît : gloire à tous nos martyrs, sans exception ! Bio-express Né le 15 juillet 1931 à Annaba, Abdelmadjid Bouzbid est militant du Parti du peuple algérien (PPA) dès 1947 avant de rejoindre le MTLD en 1948. Il devient ensuite membre actif de l'Organisation spéciale (OS) en 1949. Arrêté et incarcéré le 25 mars 1950 par les forces coloniales, il sera poursuivi dans le fameux procès du "Complot de Bône". Mineur au regard de la loi de l'époque, il est condamné à un an de prison ferme avec interdiction d'exercice de ses droits civiques. Libéré, il continuera d'œuvrer dans la clandestinité dans la région d'Annaba. De 1954 à 1957, il active dans le massif montagneux de l'Edough correspondant à la Zone 2 de la Wilaya II avant d'être gravement blessé et évacué en urgence vers l'hôpital Habib-Thamer à Tunis. Dès son rétablissement, il sera affecté aux services extérieurs de la Révolution, précisément à Tripoli. C'est dans le service opérationnel de l'armement que Bouzbid se fera remarquer par ses supérieurs grâce à son sens de l'organisation. Dès lors, il devient responsable des services logistiques à Benghazi et délégué du FLN dans cette ville. Avec l'avènement du GPRA, il est nommé, en 1959, chef du centre des services d'armement et de ravitaillement pour la Tunisie avant de s'occuper de la logistique Est sous la houlette d'abord de Mahmoud Chérif et ensuite d'Abdelhafid Boussouf dit Si Mabrouk. À l'Indépendance, Abdelmadjid Bouzbid rejoint la DGSN avant d'effectuer un passage par le ministère des Affaires étrangères du 31 octobre 1964 jusqu'au 15 février 1967, date à laquelle il retourne dans les rangs de la Police nationale dont il prendra la tête de 1987 à 1990 en tant que directeur général. Il sera par la suite désigné ambassadeur d'Algérie au Mali où il œuvrera notamment à la concrétisation du Pacte national de la paix signé à Bamako le 12 avril 1992. En 1999, il renonce à toute activité publique et prend sa retraite. Récipiendaire de plusieurs décorations nationales, Abdelmadjid Bouzbid a été nommé, par le président Amadou Toumani Touré, Chevalier de l'ordre national du Mérite malien. Nom Adresse email