Dans cet entretien, le spécialiste dresse un diagnostic sans complaisance sur l'enseignement en sciences économiques et gestion. Liberté : Comment évaluez-vous l'offre en places pédagogiques destinée aux bacheliers dans les filières économiques ? Cherif Belmihoub : Comme chaque année, une circulaire fixe les conditions d'inscription des bacheliers dans les différents domaines de l'enseignement supérieur. Pour certaines filières, ces conditions changent en fonction des résultats du baccalauréat et des capacités d'accueil des établissements ; pour d'autres, ces conditions sont figées, c'est le cas, entre autres, des sciences économiques. Ces filières (domaine) sont utilisées comme des variables d'ajustement pour assurer une place pédagogique à tout bachelier. Ainsi, les filières des sciences économiques et de gestion sont ouvertes à tous les bacheliers (à l'exception des séries lettres et langues) avec un bonus au bac "économie et gestion" qui est souvent réservé dans les lycées aux élèves médiocres. Des études statistiques (en Algérie et à l'étranger) ont montré l'échec des étudiants issus de ce bac dans les études de sciences économiques et de gestion, alors que les titulaires des bacs scientifiques réussissent mieux. Ainsi, les bacheliers qui s'inscrivent en sciences économiques et gestion sont majoritairement ceux qui n'ont pas pu s'inscrire dans une filière scientifique ou dans les classes préparatoires. On s'inscrit en sciences économiques et de gestion par défaut. Depuis quelques années, une deuxième voie est offerte pour les études en sciences économiques et de gestion à travers les classes préparatoires aux écoles supérieures. Ici aussi la priorisation du bac "économie et gestion" fausse la sélection. Contrairement à beaucoup d'autres disciplines, aucune filière relevant du domaine "sciences économiques et gestion" n'a été érigée en filière d'excellence à recrutement national. Quelles sont les filières qui intéressent davantage les bacheliers et les spécialités indispensables à une économie compétitive qui ne sont pas enseignées en Algérie ? Les filières qui intéressent le plus les étudiants inscrits en troncs communs sciences économiques et/ou de gestion sont celles qui offrent des débouchés à la sortie (licence) et qui sont en rapport avec le monde économique et de l'entreprise (comptabilité, finances, marketing), mais la prolifération des filières de formation a complètement dénaturé la formation de base dans les disciplines fondamentales. La mise en place du LMD a conduit à l'atomisation de la formation et la prolifération des spécialités et options au détriment d'une formation de base solide qui garantit la professionnalisation ou l'approfondissement dans des études de 2e cycle et postgraduées. Avec une licence, l'étudiant n'a aucune compétence sérieuse qui lui garantit une insertion dans le monde du travail. C'est un généraliste dans un segment de la discipline. Ce qui peut être qualifié de formation en "généralité économique", ce qui correspond à un niveau infra à "culture économique". Après la licence, tous les étudiants postulent pour la poursuite des études en master. Contrairement à ce qu'on peut penser, les étudiants sont très conscients de leurs lacunes et souhaitent prolonger leurs études pour les combler. Un phénomène nouveau apparaît, celui de poursuivre des études parallèles dans les écoles privées (pour les étudiants aisés ou très motivés) afin d'acquérir une compétence professionnelle. Mais rien ne garantit que ces formations parallèles leur donnent le complément recherché. L'enseignement des sciences économiques et de gestion est réellement en crise et certainement plus que dans les autres disciplines. Cette crise est liée au statut de la discipline et aux méthodes pédagogiques déployées. Comment évaluez-vous le contenu de la formation dans les sciences économiques. Sont-elles adaptées au marché de l'emploi ? La qualité de la formation se mesure, entre autres, par l'employabilité des diplômés à court terme et la performance des étudiants dans les études postgraduées. Aujourd'hui, si on utilise ces critères, le résultat est sans appel. Une réflexion s'impose sur l'enseignement des sciences économiques et de gestion en Algérie, à l'instar de ce qui a été fait dans d'autres pays. Contrairement à la quasi-totalité des autres disciplines universitaires, les sciences économiques, et encore plus les sciences de gestion, souffrent d'une fragilité au plan épistémologique, ce qui explique, en partie, la tendance de l'enseignement des sciences économiques de renforcer la part des mathématiques dans les programmes pour leur donner une caution de scientificité. L'introduction des mathématiques n'est pas en cause, à condition qu'elles ne deviennent pas une finalité en soi, mais rester un outil puissant dans l'analyse des phénomènes économiques. C'est pourquoi les disciplines connexes aux sciences économiques (mathématiques-statistiques, sciences sociales, droit) et qui sont indispensables pour la formation des économistes et gestionnaires ne doivent pas être détachées de l'objet de la discipline qu'elles servent. En raison de cette faiblesse épistémologique et de l'apport d'autres disciplines, l'enseignement des sciences économiques et de gestion doit s'appuyer sur des contenus et surtout des méthodes pédagogiques particulières pour donner aux apprenants des méthodes et des outils en rapport avec l'objet de l'analyse économique ; et si on ne fait pas attention dans l'organisation des contenus et des méthodes pédagogiques, on tombe facilement dans la description au mieux et dans la rhétorique et le discours au pire (c'est-à-dire on sort du champ scientifique). Aujourd'hui, la formation est soit désincarnée (aucun rapport au réel), soit trop technique, mais sans finalité. De même, l'enseignement des mathématiques et des disciplines connexes ne doit pas être isolé de l'objet central qui est la formation des économistes et de gestionnaires. La science économique est une discipline de la mesure, du calcul et de la validation empirique ; alors que la science de gestion est une discipline de la décision et de l'évaluation. Dans les deux disciplines (même avec des différences nettes), au-delà des contenus et des programmes, les méthodologies et les pratiques pédagogiques sont déterminantes. Aujourd'hui, en Algérie, la réflexion doit porter d'abord sur l'utilité de l'enseignement des sciences économiques. Les questions sur la part de l'empirique et du théorique, des mathématiques-statistiques et des sciences sociales et humaines dans les programmes de formation méritent d'être débattues dans la sérénité et sans parti pris. Les questions préalables comme : c'est quoi un économiste ?, un gestionnaire ?, un financier ?, un manager ? en termes de compétences techniques et scientifiques, analytiques, comportementales, aptitudes... doivent précéder les contenus et les programmes. Former pour qui ? (entreprises, administrations...). Il est démontré que dans les économies en transition, faiblement dotées en capital humain, et dont la frontière technologique est encore éloignée, la formation de généralistes avec des compétences de base solides est préférable à une spécialisation poussée. Les PME et TPE (caractéristiques principales de l'économie algérienne) ont besoin de spécialistes dans les métiers standards qui sont généralement formés par le système de la formation professionnelle et des généralistes pour les fonctions de direction et de conception pour les grandes entreprises et autres ministères. Pour répondre à ces questions, il est indispensable d'organiser la réflexion par cycle de formation : 1er cycle (licence) doit être très ouvert sur les connaissances de base et aussi très multidisciplinaires (généraliste) ; 2e cycle (master) doit être orienté sur la professionnalisation et la spécialisation. Comment faire de la formation en économie-gestion un facteur de compétitivité pour l'économie nationale et en faire le mot d'ordre dans la réflexion ? Sinon on continue à livrer chaque année des contingents de diplômés de plus en plus grands avec un niveau d'employabilité très faible. Avec le droit, les disciplines économiques et de gestion connaissent depuis de nombreuses années une démographie galopante, alors que l'encadrement se dégrade d'année en année, tant au plan des effectifs que des qualifications. Au plan pédagogique, les méthodes les plus archaïques sont les plus usitées, les faibles articulations entre les cours et TD, les données empiriques sont totalement absentes, les outils informatiques sont ignorés...