Le 11 août prochain se tiendra à la cour d'Alger, le procès en appel de Mohamed Benchicou, directeur-gérant du quotidien Le Matin, condamné le 14 juin dernier à deux ans de prison ferme et incarcéré depuis cette date à la prison d'El-Harrach. Puisqu'il est interdit, dit-on, de commenter une décision de justice, respectons cette règle et laissons les magistrats qui ont prononcé la sentence face à leur conscience. Rappelons seulement que parmi les réactions qui ont suivi le verdict du 14 juin, certaines se sont attachées à qualifier le “délit”, que la défense a pourtant magistralement démontré, qu'il n'existait pas en droit, d'autres – elles furent sans doute les plus nombreuses – flairant la machination, ont analysé l'affaire Benchicou comme un premier coup de semonce contre leur liberté. Parlons plutôt de l'homme qui, derrière les murs de sa prison, doit certainement tendre l'oreille aux bruits et à la fureur du monde extérieur, cherchant à saisir dans le propos de ses avocats, dans le regard de sa mère, les pulsions de cette Algérie pour laquelle, il continue de rêver un meilleur destin… Parlons plutôt du journaliste démiurge ressuscitant de ses cendres un Alger-Républicain tombé dans les trappes de l'histoire, avec trois fois rien, ou si peu ; avec seulement la force de ses convictions, son talent d'animateur, de rassembleur et puis aussi avec cette manière bien à lui de communiquer son enthousiasme, de partager ses coups de cœur, ses passions de journaliste avec tous ceux, sans distinction de poste ou de hiérarchie, qui œuvrent à ses côtés. Parlons de celui qui, refusant la tutelle politique d'un parti qui était pourtant le sien, fit le pari fou de lancer en plein assaut islamique le journal Le Matin qui rejoignit aussitôt le combat républicain qui en devint le fer de lance. Il a coulé beaucoup de sang entre ce jour de septembre 1991 où Mohamed Benchicou écrivait à la Une du premier numéro du Matin ces mots : “Devoir de vérité” qui allaient devenir sa profession de foi et le 14 juin 2004 où dans une salle de tribunal, un juge de la République ordonnait son incarcération. Depuis, pour que vive cette République qui embastille les rescapés de la nuit terroriste, une centaine de nos confrères sont morts assassinés, le pays est entré dans l'ultralibéralisme débridé, sans foi ni loi, pas même la loi dite du marché, non, celle du bazar, du partage des lignes de crédit devises, de la prévarication, la loi du bâton et du baîllon — La loi du prince. Et les tueurs, amnistiés de leurs forfaits, sont revenus vaquer à leurs affaires… Ils avaient affiché nos noms sur les murs de nos mosquées confisquées, avec en face la mention : à abattre ; ils allaient partout clamant : nous combattrons vos plumes par la lame. Ils ont tenu leurs promesses. Les survivants pensaient avoir payé l'impôt du sang, ils croyaient avoir réglé la facture pour de longs temps à venir. Le Prince s'est chargé de les détromper. Il a dit, comme dans la fable : “Je m'appelle lion, ma raison est la meilleure… parce que je suis le plus fort ! et je suis le plus fort non seulement par les armes mais aussi par toute l'organisation que sous des noms divers j'ai créée pour me servir. En conséquence, du mensonge, je ferai la vérité”. La vérité… ? Justement, Benchicou en a fait la devise de son journal, ce journal que l'on cherche à liquider par tous les moyens. Hier, barrage au projet intégriste, aujourd'hui accompagnant le mouvement démocratique et citoyen pour un Etat de droit et de justice, le Matin, fondé et conçu par Mohamed Benchicou, procédait dès sa naissance d'une démarche intellectuelle, non d'une ambition d'entrepreneur. Tout le parcours de Mohamed Benchicou est un parcours de journaliste libre, arrimé d'abord à son pays, à sa société. Pour survivre dans l'exil, il s'est essayé à d'autres métiers mais le seul qui lui manquait c'était le sien, il n'a pas pu devenir autre chose que journaliste, ne possédait rien d'autre que ce talent incomparable de faire un journal. Journaliste de combat, il ne croit pas à cette mystique d'une presse “apolitique” qui oppose professionnalisme et engagement. Il faut du courage pour s'attaquer au mythe de l'objectivité du journaliste, du journaliste transcripteur neutre de l'actualité, observateur s'effaçant devant le fait, pour admettre sans détour qu'un journal est d'abord un produit intellectuel réalisé par des producteurs intellectuels qui sélectionnent et recueillent par le filtre de leur conscience, de leur culture, de leurs croyances cette actualité. Mohamed Benchicou a eu cette audace. Le premier, il est sorti de la “pensée unique” dans laquelle le parti unique avait coincé une génération de journalistes, le premier il est allé à contre-courant d'une presse formatée par des tutelles institutionnelles castratrices pour donner à chaque lecteur du Matin, où qu'il soit, sa part du monde, sa part d'Algérie… Ainsi, il a ouvert des chemins jusqu'ici inexplorés par le journaliste algérien, ouvert des brèches dans la muraille de l'autocensure qui paralysait nos plumes. L'histoire de la presse indépendante retiendra sa contribution à l'élaboration d'une nouvelle utopie du travail de journaliste, celle qui verrait celui-ci se livrer librement à ses activités sans tuteur pour l'intimider, ni commissaire politique pour le censurer, sans chantages ni pressions d'aucune sorte, avec seulement la loi pour le protéger, l'éthique et la déontologie pour le guider. Bien sûr, on peut avoir des idées différentes sur l'exercice du métier d'informer. Entre la conception développée par le journal de Mohamed Benchicou et celle de ses confrères, il y a une gamme de points de vue qui va de l'info “apolitique” à celle militante. Dans un système démocratique, toutes les tendances sont respectables et se valent ; elles sont égales en droit et en devoir. C'est le principe du pluralisme médiatique qui le veut, la loi de l'Etat de droit qui l'impose. Alors à quand cet état de droit qui mettra fin au fait du prince ? En attendant ces temps hypothétiques, cessons de nous illusionner ! Aucune presse libre n'est viable dans un système soumis à l'arbitraire administratif ou politique, régi par les humeurs de la puissance publique. Le salut de notre presse libre sera collectif ou… ne sera pas. Le couperet qui peut tomber sur n'importe quelle tête de journaliste, sur n'importe quel titre. Dans un régime de non-droit, nous sommes tous des Benchicou en sursis. Ghania Hammadou