Parmi les premiers griefs exposés dès l'annonce de cette loi portant création d'un fonds de pension alimentaire, l'aggravation supposée du nombre de divorces en Algérie. De faux divorces, s'entend. Dans le sillage de l'approbation par l'APN du projet de loi portant création d'un fonds de pension alimentaire au profit des femmes divorcées exerçant le droit de garde de leurs enfants, le Forum de Liberté a reçu, hier, deux avocates de renom, en l'occurrence Me Kaoutar Kirikou, représentante du bâtonnat de Constantine, et Me Benbraham Fatima-Zohra, pour essayer de comprendre les tenants et aboutissants de cette loi qui soulève la controverse. Sollicitées pour leurs compétences juridiques, les deux avocates ont livré leur vision des choses. Pour maître Kirikou, "le devoir de l'avocat vis-à-vis de son pays et de sa société est précisément de vulgariser les lois". Elle rappellera, d'emblée, que l'idée de ce fonds pour les femmes divorcées est en réalité une promesse électorale du président Bouteflika qui, durant sa campagne présidentielle pour son quatrième mandat, avait adressé à ce sujet un message aux femmes algériennes, et ce, à l'occasion de la Journée internationale de la femme, le 8 Mars dernier. Bouteflika, alors candidat à sa propre succession, avait estimé, on s'en souvient, que le refus ou l'incapacité pour certains pères à verser une pension à leur ex-conjoint porte atteinte à la dignité de la femme et aux droits fondamentaux des enfants et appelle des solutions dignes d'un "Etat solidaire". Jusque-là tout le monde est d'accord. Cependant, le bât blesse dès que l'on apprend de la bouche même de maître Kirikou qu'un grand nombre de couples viennent consulter actuellement les avocats dans l'espoir d'un "divorce à l'amiable" suivi d'un "retour à la Fatiha" et tout cela pour tirer profit dudit fonds. Ainsi, si l'objectif de la création du fonds de pension alimentaire est de protéger les droits fondamentaux de l'enfant en cas de divorce de ses parents et de le mettre, ainsi, à l'abri du besoin, à en croire l'oratrice, ce sont surtout les adultes qui cherchent, d'abord, à contourner ladite loi. Il faut dire qu'à défaut d'avoir élucidé notamment la fameuse affaire des faux moudjahidine, le faux et usage de faux est entré dans nos mœurs pour y faire florès. Malgré sa grande retenue, Me Kirikou ne cache pas ses craintes quant aux fausses déclarations que viendraient à produire d'indu(e)s bénéficiaires. Elle rappellera pourtant que cette nouvelle loi entre, selon elle, dans le cadre de la "modernisation de la justice" et l'amélioration des procédures au profit des justiciables. Il ne s'agit pas, d'après elle, de jeter de l'argent par les fenêtres, l'argent des autres, bien sûr. Me Kirikou s'inquiète particulièrement du sort des garçons issus de couples divorcés dont le droit de garde ainsi que la pension alimentaire sont fixés jusqu'à l'âge de 16 ans. "Que vont-ils devenir entre 16 et 19 ans, l'âge de leur majorité ?", s'interroge-t-elle. Et d'insister sur l'applicabilité de ladite loi : "Nous ne voulons pas nous retrouver impuissantes face à nos clientes." Pas assez de garde-fous Moins diplomate, Me Benbraham Fatima-Zohra n'ira pas par quatre chemins pour mettre à nu les innombrables "incohérences" relevées dans le texte tel qu'approuvé par l'APN "à l'unanimité", comme une lettre à la poste. Et de prévenir, sans crier gare, en exprimant ses appréhensions : "Nous entrons dans un énorme conflit", souligne-t-elle. "Quand on est incapables, en 2014, de traduire de l'arabe vers le français l'intitulé d'une loi, excusez-moi, mais là, nous frisons la catastrophe !" De toute manière, des différences entre un texte en arabe et sa version en français, "cela n'est pas nouveau" dévoile-t-elle. "Cela nous met souvent en porte-à-faux avec la loi." Il faut savoir que le texte de loi en langue arabe parle de "mechrouâ incha sandouk ennafaka" alors que le texte en français évoque la "pension alimentaire". Les mots ont un sens, "pension alimentaire, c'est très précis : c'est ce qui nous aide à manger, ce qui alimente la personne...". Au-delà de cette première remarque, une "aberration de taille", Me Benbraham enfonce le clou : "Le texte en arabe prévoit ‘el ida', une pension qui trouve sa source dans le droit musulman. De même que la charge de la femme en train de divorcer pèse également sur le mari. Alors de quels types de pension parle-t-on ? Nous n'avons aucune réponse de la part du législateur", déplore-t-elle en soupçonnant même qu'il y ait un texte pour la "consommation" interne et un autre pour l'extérieur. Du moins, l'avocate s'interroge. S'exprimant en son nom personnel et en tant que "praticienne du droit", elle redoute surtout que de pareilles dispositions ouvrent de nouvelles "polémiques", voire de nouveaux "conflits". "On vous pond une loi qui vous tombe sur la tête. C'est nous qui allons travailler avec ces textes, nous ne voulons pas de procédures inextricables." Pour elle, il n'y a pas de "vision cohérente" pour venir à bout de certaines situations difficiles. Il est vrai qu'en l'absence d'un véritable projet de société, il sera toujours difficile de définir les actions à entreprendre ni de leur donner un contenu opérationnel. "Si l'on comprend bien, cet argent va servir aux couples divorcés ayant des enfants. Mais qu'en est-il d'un père qui a eu une grave maladie ou un accident et qui en est mort ? Un père qui laisse derrière lui des enfants sans moyens de subsistance, ni rente, ni aides. Y a-t-il deux catégories d'enfants ? Ceux qui ont la chance d'être issus d'une famille de divorcés et ceux qui n'ont jamais rien demandé pour qu'ils n'aient rien à manger ?" La mère qui a le droit de garde de ces enfants doit, selon elle, bénéficier des mêmes conditions : "Il faut inclure aussi ces orphelins qui n'ont personne, ce sont des êtres humains, des Algériens qui ont besoin de manger comme tout le monde !" Une situation de deux poids, deux mesures qu'elle trouve "injuste et inégale". Si, pour l'heure, le montant de la pension par enfant n'a pas été fixé, on parle, d'ores et déjà, d'une contribution du Trésor public à hauteur d'un milliard de dinars. "Une somme qui ne tiendra pas une semaine avec ce qui va se passer", prédit Me Benbraham, très remontée. Ne prenez pas les Algériens pour ce qu'ils ne sont pas ! On apprendra ainsi que parmi les recettes attendues dans ce "compte d'affectation spéciale", il est prévu, et c'est le comble pour l'avocate, des "dons" et des "legs". "Dites-moi, existe-t-il des imbéciles qui vont léguer leurs biens pour payer à la place de gens qui refusent d'honorer leurs obligations familiales ? Y a-t-il des idiots qui vont voler au secours de personnes qui abandonnent leur famille ?" Des questions au demeurant pertinentes puisque ce fonds de pension sera essentiellement alimenté par des dotations du budget de l'Etat, c'est-à-dire par la fiscalité : les contribuables. "Travailler du matin au soir pour payer à la place d'un mari récalcitrant, je suis désolée mais cela n'est pas juste. Personnellement, je ne l'accepte pas. Et si on interrogeait le citoyen qui, du reste, n'a pas été consulté, je vous le dis tout de suite : sa réponse sera non !" Me Benbraham confirmera, en outre, le grand "intérêt" que soulève ce fonds : "Nous recevons actuellement une flopée d'époux et d'épouses qui veulent grignoter les prétendus 10 000 DA par enfant", révèle-t-elle. Ainsi, de nombreux couples se préparent actuellement à divorcer à l'amiable pour revenir vivre ensemble sous le régime de la Fatiha. "Le texte est en train d'être dévié. On n'a pas mis les mesures nécessaires pour éviter le trafic. On ne pourra pas mettre un policier devant chaque domicile d'une femme divorcée. Quand bien même un mari, pris en flagrant délit, pourrait toujours dire : je suis venu chercher mon pull-over rouge... Et sa femme de confirmer le fait. Vous rendez-vous compte de la malice des gens aujourd'hui ?" Il est vrai que cette "vénalité" des Algériens qui n'est plus à démontrer aura perverti ou tout au moins inhibé nombre de bonnes intentions dans le pays. Vivre aux crochets de la société n'est plus, de nos jours, infamant mais la preuve d'une hardiesse valorisée en numéraire. Aussi, parmi les premiers griefs exposés dès l'annonce de cette loi, l'aggravation supposée du nombre de divorces en Algérie. De faux divorces, s'entend. "De ce fonds de pension, j'en avais parlé déjà en 2004. C'est quelque chose que j'avais trouvé dans le code tunisien. Mais là, on nous a servi un texte loin d'être parfait." Me Benbraham juge, en effet, l'idée "excellente" puisqu'elle est venue "combler un vide". Mais l'invitée de Liberté n'en estime pas moins que ce texte est "très incomplet". C'est pourquoi elle préconise aujourd'hui de temporiser afin de l'enrichir sauf que la loi en question a vite été "expédiée" à l'APN et qu'il ne faut pas s'attendre non plus à un "débat houleux" au Conseil de la nation, la haute chambre d'enregistrement. Egale à elle-même, maître Kirikou ne veut toujours pas "préjuger" de ce qu'il adviendra de cette loi. D'après elle, ce sont davantage les mœurs d'une société patriarcale plutôt que la loi ou encore la religion qui empêchent réellement la femme en Algérie de s'émanciper. "C'est un problème d'éducation", insiste-t-elle, pour sa part. Elle note déjà un grand mouvement dans le sens d' "el kholâ" ou le divorce demandée par la femme, un phénomène qui atteint, selon elle, en Algérie, un sommet inégalé. "Il n'y pas que la loi qui encourage le divorce...", conclut-elle. M.-C. L.