Résumé : Ferroudja travaille dans un grand salon de coiffure. Elle avait quitté son village natal pour subvenir aux besoins de sa famille, alors que ses frères se pavanent sous d'autres cieux. L'un était marié à une Française et avait deux enfants, et l'autre était convoité par la fille de son commandant de bord. Zahir d'ailleurs était le préféré du commandant de bord, qui le considérait déjà comme un élément de sa famille, d'autant plus que la fille de ce dernier avait de sérieuses vues sur lui. Les choses étant ce qu'elles étaient, Ferroudja avait vite compris que ses deux frères ne remettraient plus les pieds dans ce village perdu qui était le leur. Ils étaient trop heureux d'avoir échappé au destin ingrat des paysans. Ils avaient goûté à la belle vie, au grand monde. Ah ! Comme le snobisme et l'ingratitude font mal ! Elle pousse un soupir et chasse ses idées. Elle s'empare des rouleaux dispersés çà et là et les remet dans la corbeille. Les piques et les pinces jetés pêle-mêle formaient une fausse note dans le décore. Ferroudja n'aime pas le désordre. Les corbeilles étaient là pour être remplies de ces multiples accessoires qui donnent aux cheveux volumes et boucles. Sans se lasser, elle remet de l'ordre dans ce "désordre" qui lui rappelle un marché. Une cliente lui glisse furtivement une pièce dans la main. Ferroudja lève les yeux pour la remercier. Mais la cliente avait déjà tourné les talons. C'était une habituée. Une femme pleine aux as et généreuse comme pas une. Ferroudja l'aimait bien celle-là. Elle était si simple, si modeste et différente de ces opportunistes "zouakhate" nouvellement arrivées, et qui se prenaient pour des femmes du monde, et qui ne rataient aucune occasion pour démontrer une supériorité mal placée. Un klaxon retentit et des youyous fusèrent. Une des mariées s'apprêtait à quitter les lieux, après une dernière retouche à sa coiffure et à son maquillage. Ferroudja la trouve très belle sous la voilette blanche qui lui couvrait la moitié des cheveux et du visage. "Comme j'aimerais avoir un jour la même robe et la même voilette !", se dit-elle. Une envie passagère bien sûr. Elle ferme les yeux et se voit vêtue de cette robe et de cette même voilette. Les cheveux savamment coiffés et le visage rayonnant de bonheur. Un second coup de klaxon la tire de ses rêves éveillés. Le miroir lui renvoie son image réelle. Si réelle qu'elle se demande si vraiment elle était cette "paysanne modernisée" qui connaît les salons de coiffure de la capitale sur le bout des doigts. Et puis maintenant, elle parle le dialecte local, sans accent, ce qui l'arrange au plus haut point. Il fut un temps où on avait le fou rire lorsqu'elle ouvrait la bouche. Un temps où elle ne connaissait de la capitale que le nom. Cinq années sont passées. Ferroudja estime avoir assez appris depuis. Elle n'avait plus rien à envier aux autres filles de son âge. Au contraire, elle s'estime en meilleure position puisqu'elle avait l'avantage d'être belle et charmante en même temps. Ferroudja savait qu'elle passait pour une très belle femme. Ce qui d'ailleurs lui avait valu plus d'un ennui par le passé. La jalousie des autres filles à son encontre n'arrangeait pas toujours les choses. De ce côté-là aussi, elle en connaissait un bout. À son arrivée dans la grande ville, elle avait été hébergée par des parents éloignés. Des cousins à son père. Deux mois durant, elle avait supporté l'esclavagisme et le calvaire de la cohabitation. Les filles partageaient la chambre des garçons, et ces derniers – adolescents pour la plupart – ne se faisaient pas prier pour se "rapprocher" d'elle dès les lumières éteintes. Ferroudja criait, se tortillait ou se collait à ses cousines. Celles-là faisaient toujours semblant de dormir les poings fermés, et ne bougeaient même pas quand elles les secouait. Un jour elle avait essayé de se plaindre à la femme du cousin. Elle avait cherché minutieusement ses mots pour ne pas choquer, pour éviter les arrière-pensées et pour ne pas heurter les sensibilités. (À suivre) Y. H.