Ce sont d'abord des penseurs syriaques qui ont traduit dans leur langue l'héritage de la pensée hellénique et qui l'ont retransmis aux Arabes, ces derniers l'ont diffusé, à leur tour, en Europe. L'ouvrage Le monde syriaque : sur les routes d'un christianisme ignoré, est paru en octobre dernier aux éditions Belles Lettres. Une œuvre qui fera date. Et pour cause : les deux auteures, Françoise Briquel Chatonnet et Muriel Debié, ont réussi la prouesse de lever en partie le voile – et en 272 pages - sur un monde peu connu, qui a pourtant été d'un immense apport culturel à l'humanité. Un livre très documenté et enrichi de belles cartes et illustrations, qui a permis aux deux grandes spécialistes de la culture syriaque d'être lauréat du Grand Prix des Rendez-vous de l'Histoire du Monde arabe, Paris, en 2018. Françoise Briquel Chatonnet et Muriel Debié ont examiné près de deux millénaires d'histoire de la culture syriaque. "Une langue et une culture sémitiques, proches de l'arabe, et qui ont existé pendant 15 siècles en Syrie et en Irak antique sans pour autant — et c'est extraordinaire — disposer d'un Etat." On comprend alors qu'il est possible à une langue de survivre même si elle ne dispose pas d'un Etat. Une langue parlée encore aujourd'hui dans cette région du Moyen-Orient. Les habitants de Palmyre en Syrie et les Nabatéens, dont la capitale fut Petra (au sud de la Jordanie), étaient de culture syriaque avec de multiples influences. "Aussi, les Maronites, plus présents aujourd'hui en Amérique du Sud et du Nord qu'au Liban, sont porteurs de culture syriaque." L'on apprend que le syriaque est la culture dominante en Mésopotamie (Syrie-Irak) du IIe au XIIIe siècles "et la langue syriaque a connu, avec la christianisation, un progrès remarquable si bien qu'elle s'est répandue de la Méditerranée jusqu'en Chine et en Inde." La culture syriaque constitue le substrat de la pensée islamo-arabe : "Elle a imprégné en profondeur aussi bien le contexte de la révélation coranique au VIIe siècle que la pensée islamique en général. La révélation coranique baignait alors dans un environnement culturel au croisement de plusieurs civilisations, persane, judéo-chrétienne... dont les plus illustres sont les civilisations hellénique et syriaque." À l'opposé donc du discours des oulémas, muftis, imams..., la lecture de l'ouvrage permet de saisir que "l'islam n'a pas marqué le passage de la ‘djahilia' (ténèbres) à la lumière ni de l'incroyance à la croyance dans cette région, car ces religions et civilisations lui sont à la fois antérieures et contemporaines". Le Coran a forcément "emprunté à la tradition syriaque" pour fonder sa propre théologie et "la langue arabe a puisé son alphabet du syriaque, qui est une variante de la famille linguistique araméenne, langue de Jésus-Christ." Et ce sont d'abord des penseurs syriaques qui ont traduit dans leur langue l'héritage de la pensée hellénique et qui l'ont retransmis aux Arabes, ces derniers l'ont diffusé, à leur tour, en Europe. C'est au début du IXe siècle (en 833), sous la dynastie abbasside, que le calife El-Maâmoun, fils du célèbre calife Haroun Rachid, après avoir rêvé d'Aristote, a créé Beit El-Hikma (maison de la sagesse) à Baghdad et a généreusement financé la traduction des philosophes grecs. Le processus de transmission de la pensée helléniste s'est fait d'abord vers le syriaque, puis du syriaque vers l'arabe. "À partir du IXe siècle; le monde islamo-arabe, grâce à la culture syriaque, s'est approprié la philosophie grecque." Il faut préciser que le rôle des Syriaques n'était en rien réductible à de simples transmetteurs ; ils ont produit des œuvres considérables : art, peinture, littérature, philosophe, histoire, théologie... L'intérêt de ce livre est d'autant plus avéré qu'il met en relief l'importance du syriaque aussi bien dans l'histoire du christianisme que dans la culture d'islam, au moment où le fondamentalisme islamiste fait table rase de toute la diversité culturelle du Proche-Orient. M. O.