Après le terrorisme, le crime, le sang et les larmes, la peur est demeurée. Saïd Ould- Khelifa, un confère devenu cinéaste, promène sa caméra au cœur de nos angoisses. Un régal ! Le Thé d'Ania est un grand film porté par une petite distribution : deux salles en France, à son lancement, il y a un mois. Depuis cette histoire forte, ces images quiètes, habitées par une incroyable violence, avancent. On en parle. Le film devait s'intituler le Mehdi d'Alger. Les amis du réalisateur aimaient. Ils regrettent le changement de titre. Ils adorent son cheminement. Ils n'ont pas encore vu le résultat. Un film dense. Complet. Très fort. Il a été tourné à Alger à l'époque où les vagues étaient creuses. Dans le dos de la peur. L'enfilade des images est angoissante. Lépreuse. Le film se déroule dans un lieu clos, plus terrifiant qu'un château d'Ecosse. Une chambre croulant sous les écrits. Des poèmes pendus, des livres qui pendent et les yeux de ce personnage qui accuse et accuse encore. Qui a peur à reculons. Après la mort de tous. De la seule vie qu'il a connue. Celle où le rire était une langue. Ce personnage étranglé, joué magistralement par Miloud Khetib évolue dans un monde qui doute. Qui a tué ? Qui peut encore tuer ? Il essaie de comprendre un pays fou. Il s'est fait zombie. Il n'attend plus rien et quand il se rend à son travail, un service où on enregistre les décès, il retrouve un poste qui pousse au suicide : il est chef des cahiers où viennent s'empiler les noms de ses amis ôtés aux leurs, à l'air. Sa maison est un lieu de détresse, son lieu de travail est la détresse personnifiée. La seule ouverture qui lui reste, la fente par laquelle lui arrive l'oxygène, c'est cette lumière d'Alger — tellement unique — et ces odeurs portées par notre seule mémoire qui, parfois, s'insinuent clandestinement dans sa douleur. Ses plaies. Les odeurs, souvenez-vous, c'est celles d'Alger. Celles que les intégristes, devenus terroristes puis redevenus algériens puisque repentis, ont chassé de nos villes. Le personnage central de ce film réquisitoire est au bord du suicide, il a deux amis, l'un joué par Djamel Allam, égal à lui-même, donc bon et juste habité par le désir de fuir, l'autre par Rachid Farès, étonnant de vérité. Ils sont là tous les jours. Ils l'épaulent. L'aident à respirer puisqu'il ne veut plus vivre. Une autre personne, Ania, la voisine d'en face, rôle joué par Arianne Ascaride, lui porte le thé tous les jours que Dieu fait. Le thé et le sourire. Les yeux, l'espoir. Un jour d'extrême angoisse, les corps se mettent à parler. Parfois, l'homme s'aventure en ville. Les choses y ont changé. La cité est sortie de sa torpeur. Seule la terreur qui ronge ses tissus subsiste. Il est déjà loin de son peuple. Il danse dans la rue, face à la mer. Au bonheur. Il est déjà fou. Son pays a été dément. Il s'est noyé dans le rouge et le thé. Il a bu la mort des amis. Les images sont blafardes, tristes. Les mots rares. La musique, timide est à faire pleurer. Le tout fait un film lent, presque ennuyeux. Trop puissant. La lenteur est belle. Trop difficile à maîtriser. Saïd Ould Khelifa, un vieux confrère qui a divorcé avec la presse écrite pour épouser l'image, y arrive avec brio. Un vrai cinéaste est encore né. MEZIANE OURAD