Cet enseignant en sciences politiques et expert en géopolitique s'exprime, dans l'entretien qui suit, notamment sur le “non” français au traité de la Constitution européenne et le rapport entre la rive sud de la Méditerranée et l'actuel ordre mondial. Liberté : Quel est votre commentaire sur le rejet, par une majorité de Français, de la Constitution européenne ? Mohamed Khodja : Il ne faut jamais perdre de vue que la France est partie prenante de la Constitution européenne, je dirai même que l'Europe est le moteur franco-allemand. À propos du “non” français, il y a eu des commentaires techniques qui ont été faits, mettant en avant le rejet social et la crainte du libéralisme sauvage. Je pense que dans le fond, il y a un déphasage entre les institutions européennes, et là, je parle de la bureaucratie de Bruxelles, et les peuples de l'Europe. La question qui se pose est de savoir jusqu'à quel point les Européens sont préparés à accepter un fédéralisme au détriment de l'Etat-nation. Je dis cela car la Constitution européenne dépasse, voire efface les barrières politiques des Etats. Pourriez-vous nous en dire plus ? Il existe actuellement deux visions en Europe, celle développée depuis les années 60, qui défend l'idée d'une UE ayant la main sur l'aspect économique, avec un marché commun, et celle d'aujourd'hui qui inclut le politique, visant la disparition de la souveraineté nationale et des Etats-nations. C'est cette dernière vision qui vient d'être rejetée par la majorité des Français. Il y a par conséquent une équation qui reste à résoudre, celle de la finalité de l'Europe : création d'un Etat fédéral européen qui s'inspire du modèle américain ou consécration des Etats qui vont s'entraider pour faire face aux Etats-Unis. On comprend mieux la réaction par rapport à l'adhésion de la Turquie à l'UE, car la finalité de l'Europe n'a pas encore été tranchée. Les peuples européens sont-ils sur la même longueur d'onde que leurs élites, qui veulent accélérer le processus de fédéralisme ? La réponse est négative. Autrement dit, il y a un grand travail à faire encore pour que les peuples acceptent de franchir le pas. Je vous rappelle, juste au passage, que l'Irlande avait rejeté le traité de Maastricht avant de l'accepter par la suite. Il y a eu un précédent, comme vous voyez. Quel est l'intérêt de la construction de l'Europe pour un pays en développement comme l'Algérie ? L'Europe est une forteresse sur le plan économique, elle le sera davantage ; plus elle s'intègre et plus elle s'unifie. Cette situation rendra les choses difficiles pour les pays de la rive sud de la Méditerranée, dont l'Algérie, car ils n'auront qu'un seul intermédiaire. Il leur sera impossible de jouer sur les contradictions entre les Etats européens. Un seul bloc qui parle, limitera les marges de manœuvre pour les négociateurs algériens, sur les plans économique et politique. Le traité de Schengen, par exemple, a fermé le jeu à nos négociateurs qui voulaient faciliter, voire assouplir les mouvements des ressortissants algériens. Sur le plan militaire, plus l'Europe parlera d'une seule voix, plus nous aurons des difficultés, car l'Union du Maghreb a bien des problèmes : l'Europe nous imposera des règles de conduite, une démarche hégémonique, un nouveau rapport de force. Enfin, sur le plan stratégique, l'Algérie aura à accepter un état de fait en raison de la réduction de la marge de manœuvre… Oui, mais une Europe unie ne mettra-t-elle pas fin à l'unilatéralisme américain ? Je ne pense pas que l'Union européenne puisse faire face à l'hégémonie américaine, que ce soit sur les plans stratégique, économique, culturel et politique. Vous n'avez qu'à vous rappeler le revirement de l'Europe dans le conflit irakien. Il faut s'attendre à une espèce de partage du monde, entre les zones d'hégémonie, c'est-à-dire entre les Etats-Unis et l'Europe… M. Khodja, vous semblez oublier le poids de la Chine et de la Russie… Ecoutez, la Chine, comme d'ailleurs l'Europe, va dépendre à 60% du pétrole du Moyen-Orient. Vous voyez donc le côté faible de la Chine… Ce pays cumule également un retard dans son développement, en comparaison avec les USA. J'ouvre une parenthèse pour dire que l'invasion de l'Irak répondait directement aux besoins de freiner toute avancée de la Chine, au plan international. Il faudra une trentaine d'années pour la Chine pour se retrouver au même niveau de vie que les Américains. Quand les Etats-Unis mettront leur hégémonie totale sur toutes les réserves pétrolières du Moyen-Orient, ils régulariseront le taux de croissance de la Chine. Comme vous le savez déjà, sans énergie, il n'y a pas de développement. Qu'en est-il alors de la Russie ? La Russie perd chaque fois ses zones d'influence ; elle est jugulée par les conflits qui affectent ce que les Russes appellent “l'étranger proche”, c'est-à-dire la sphère de l'ex-URSS. La Russie est donc limitée par la gestion des troubles. À vous entendre, l'unilatéralisme a encore de beaux jours devant lui ? C'est l'évidence. Mais, la question qui me paraît importante aujourd'hui est la suivante : quelle sera la théorie par laquelle les Américains vont institutionnaliser leur hégémonie, à la fois stratégique, politique, économique et culturelle ? En ce qui me concerne, je crois que la phase de transition que connaît l'actuel ordre mondial va prendre fin lorsque les Américains parviendront à instaurer des institutions internationales et régionales, capables de traduire leur hégémonie. Je veux dire que nous allons vers une hégémonie américaine bien assise. Jusqu'à quel niveau l'Union européenne est-elle prête à orienter ou à affaiblir cette hégémonie ? Cela dépendra des peuples et des autres facteurs, qui tendent vers la libération de l'Europe et de son carcan national. H. A.