Fabrice Balanche est géographe spécialisé sur le Moyen-Orient, une région au cœur d'un bouleversement géopolitique important, mais aux conséquences humanitaires chaotiques. Dans ce bref entretien, il nous explique les tenants et les aboutissants de l'accord conclu entre Moscou et Ankara sur la province d'Idleb qui focalise depuis des semaines toutes les attentions. Liberté : L'accord conclu entre la Turquie et la Russie, pour créer une "zone démilitarisée", a évité le pire à Idleb. Mais va-t-il ouvrir la voie à la résolution de la crise en Syrie ? Fabrice Balanche : L'accord a évité le clash, une rupture entre la Turquie, d'un côté, et la Russie et l'Iran, d'un autre côté. Les Russes et les Iraniens ont besoin de la Turquie pour gagner la guerre en Syrie. Mais Ankara a aussi besoin d'eux pour neutraliser les Kurdes du PKK et du YPG, considéré par Recep Teyyip Erdogan comme des groupes terroristes. Les Russes ne veulent pas se fâcher avec la Turquie sur Idleb et préfèrent ainsi temporiser avant de se lancer dans une vaste offensive contre les rebelles et les groupes terroristes. Erdogan sait qu'il ne gagnera rien s'il lâche Idleb, puisque son objectif est d'anéantir l'YPG que les Etats-Unis soutiennent et protègent dans le Nord-Est syrien. Quel est le véritable gagnant après la conclusion de cet accord ? À première vue, c'est la Turquie qui sort gagnante de la signature de cet accord sur Idleb, car cela lui permet de protéger ses alliés, les rebelles syriens. Erdogan peut aussi se prévaloir, aux yeux des citoyens turcs, d'avoir eu le dernier mot, en empêchant une offensive militaire sur Idleb qui aurait provoqué une nouvelle crise des réfugiés syriens en Turquie. Ensuite, j'ai l'impression que c'est plutôt la Russie qui sort victorieuse. Avec cet accord, elle pousse Ankara à entrer en conflit avec Washington, en obligeant la Turquie à mettre la pression sur les Etats-Unis pour qu'ils se retirent du Nord-Est syrien, où leur présence gêne énormément Erdogan pour poursuivre sa guerre contre les Kurdes de l'YPG. L'accord entre Poutine et Erdogan entre en vigueur le 15 octobre. Le président russe ne perd rien d'attendre de voir Erdogan pousser ses alliés (rebelles syriens) et les groupes terroristes à sortir en dehors de la zone démilitarisée. En cas d'échec, le président turc ne pourra pas empêcher une offensive militaire de l'armée syrienne et russe contre ces groupes dans la province d'Idleb. Damas a salué cet accord russo-turc. Le président syrien avait-il vraiment le choix d'accepter ou pas cette option ? Je pense que Vladimir Poutine n'a pas consulté Bachar al-Assad. Il a imposé cette solution au président syrien qui comprend parfaitement la situation géopolitique. Aujourd'hui, tout le monde est d'accord sur un point : la priorité pour Anakra, Moscou, Téhéran et Damas, c'est le départ de l'armée américaine du Nord-Est syrien. Les Etats-Unis sont une menace pour l'axe Téhéran-Beyrouth (Hezbollah libanais). De plus, Damas dispose d'une armée professionnelle qui peut lancer une offensive d'envergure à n'importe quel moment, même s'il accepte aujourd'hui, dans le cadre de cet accord russo-turc, d'abandonner ses positions actuelles autour d'Idleb, avec la création de cette zone démilitarisée. Par ailleurs, je ne pense pas que l'armée syrienne va accepter de se retirer de deux point stratégiques : Abu Dhuhur ou du Jebel Akrad autour de Kansaba) qu'elle a reconquis après d'âpres combats contre les jihadistes. Mais elle peut attendre l'évolution de l'application de l'accord conclu entre les Turcs et les Russes. Quelle est la place des pays d'Europe et de l'Union européenne par rapport à l'évolution de la situation en Syrie, et surtout concernant cet accord ? L'Europe n'a aucune place. L'Union européenne n'a qu'une part dans cette crise qui est celle d'éviter une nouvelle situation humanitaire catastrophique en Syrie qui va provoquer une nouvelle crise de réfugiés. À six mois des élections européennes, l'UE n'est pas prête à vivre une telle crise de réfugiés, une question qui occupe et occupera certainement une part importante dans les débats. L. M.