Les présidents russe et turc se sont entendus lundi dernier à Sotchi sur la création d'une zone démilitarisée à Idleb, sous contrôle de l'armée turque et des forces militaires russes. Cette solution de «désescalade» implique le retrait de l'ensemble des groupes armés et le désengagement des troupes syriennes déployées dans cette zone. Le gel du conflit à Idleb constitue cependant une équation à une inconnue sur le plan de la mise en pratique de l'accord. Selon une source diplomatique impliquée dans les négociations, la Russie, qui superviserait l'exécution de cet accord, aurait imposé un délai de trois mois pour la mise en œuvre des engagements pris par la Turquie. Ankara se voit donc confier la tâche ardue de désarmer et d'isoler les groupes les plus radicaux, y compris par la force. Si les forces combattantes contrôlées par les Turcs sont peu susceptibles d'opposer des résistances, rien n'indique que Hayaat Ahrar Al Sham, ancien Front Al Nosra, les groupes tchéchènes ou les ouighours accepteront de remettre leurs armes lourdes à l'armée turque et d'évacuer le terrain. Toujours selon cette source diplomatique, le deal a été conclu avec l'accord tacite de Damas et de Téhéran pour couper court aux tentatives «occidentales» de monter en épingle l'antagonisme entre Ankara et les alliés de la Syrie à Idleb et se prémunir contre de nouvelles tentatives de déstabilisation. La Turquie elle-même, redoutant une confrontation militaire frontale avec l'armée syrienne et les Russes à Idleb, a consenti d'importants efforts pour donner la priorité à une solution négociée. Ainsi en ménageant les intérêts sécuritaires d'Ankara (dont la présence à Idleb reste le seul levier dissuasif face aux Kurdes appuyés par les Américains dans le nord-est de la Syrie), Moscou ouvre la voie à la poursuite du rapprochement. Cette priorité donnée par la Russie à une solution de sortie de crise à Idleb est de plus en plus problématique pour Israël, qui multiplie les provocations en intensifiant ses frappes en Syrie. Désormais, la frontière semble bien tracée entre la coalition partisane de la guerre d'usure et celle qui recherche une issue prochaine au conflit. Préoccupations stratégiques Dans ce contexte, les Russes tentent de mettre à profit les contradictions cristallisés sur la question kurde, principal pierre d'achoppement des relations turco-américaines, pour renforcer et approfondir leurs liens avec la Turquie. En effet pour la Russie, l'une des préoccupations stratégiques majeures (débordant aujourd'hui largement le cadre syrien) est de ramener la Turquie dans son giron afin de neutraliser toute menace sur son flanc sud et ouvrir une brèche dans la stratégie de «containment» poursuivie par les Etats-Unis. Si historiquement Ankara a constitué une pièce maîtresse de l'endiguement, renouant par son adhésion à l'OTAN en 1952 avec la stratégie des «mers chaudes» pour enrayer l'expansion soviétique vers la Méditerranée orientale et le Moyen-Orient, elle a progressivement remis en cause ce rôle géopolitique de «flanc garde» pour affirmer des ambitions plus autonomistes. La reconfiguration des rapports de forces internationaux, la multiplication des convergences avec des acteurs ascendants, les antagonismes persistants avec l'allié américain et la fin du rêve européen sont autant de paramètres qui expliquent l'évolution dans le positionnement turc. A la fois en Turquie et en Russie, la déception partagée vis à vis de l'Europe et des Etats-Unis a renforcé l'orientation nationaliste et l'élaboration d'une pensée stratégique autonome. En dépit des positions initiales diamétralement opposées sur le conflit en Syrie, les deux acteurs ont réussi à promouvoir le dialogue politique et s'entendent aujourd'hui sur la nécessité de trouver une issue à la crise dans une approche qui ne circonscrit plus les intérêts stratégiques exclusivement à la Syrie. Les convergences politiques et les efforts pour redéfinir des intérêts communs dans une conception plus large et ambitieuse que le dossier syrien, ainsi que l'importance des relations économiques et commerciales russo-turques pourraient favoriser à terme un repositionnement stratégique d'Ankara. Les tenants de la ligne dure otanienne plaident d'ailleurs aujourd'hui pour une sortie de la Turquie du Traité de l'alliance Atlantique Nord en pointant sa participation au sommet de Shanghai, pendant russo-chinois de l'OTAN, ou encore «le déploiement du système de missiles antiaériens russe S-400», en «contradiction flagrante» avec son adhésion à l'Organisation.