L'expert estime, dans cet entretien, que des paramètres comme l'émergence du secteur économique privé, l'allongement de l'espérance de vie et le multisyndicalisme ne peuvent être ignorés dans l'élaboration d'un nouveau contrat social. Liberté : Le déficit de la Caisse nationale de retraite (CNR) augmente de 100 milliards de dinars, en moyenne, chaque année. Il a été de l'ordre de 560 milliards de dinars en 2018.Et il dépassera les 600 milliards de dinars en 2019. Comment a-t-on pu laisser une telle situation se produire ? Nacereddine Hammouda : Quand on évoque le déficit, plusieurs questions viennent à l'esprit : Comment a-t-il été calculé ? Est-il le résultat d'une simple différence entre les cotisations et les prestations de retraite ? Est-ce que les autres sources de financement (budget de l'Etat en particulier) sont prises en compte dans le calcul ? Et quid des frais de gestion de la caisse ? Il faudrait, dès à présent, réfléchir à recomposer les conseils d'administration des différentes caisses en y intégrant des experts actuaires et économistes du monde de la recherche et des représentants des travailleurs démocratiquement élus. Dès 2007, je dis bien 2007, nous avions pris contact avec plusieurs acteurs (technocrates, syndicalistes, société civile, chercheurs) algériens pour monter une équipe de recherche pour se pencher sur la question. L'université de Caen nous avait offert l'opportunité de former de jeunes chercheurs maghrébins à l'économie de retraites, encadrés par des spécialistes reconnus. Cette première approche nous a permis d'élaborer un rapport de recherche qui a été suivi de plusieurs autres publications académiques. Durant les années suivantes, des chercheurs ont pu suivre des stages de courte durée ou s'inscrire en thèse en co-tutelle. Au-delà du diagnostic général, la première difficulté à laquelle nous avions fait face, c'était l'inaccessibilité aux données de base à même de nous permettre d'aboutir à des recommandations pertinentes et opérationnelles. Nous avions évoqué la question de la soutenabilité de notre système de retraite avec un responsable syndical. Sa réponse était qu'il était tout à fait conscient de la nécessité d'aller vers des réformes mais qu'il lui était difficile de convaincre sa base. Aujourd'hui, le nombre de retraités est en croissance, alors que celui des cotisants reste constant, et que l'équilibre financier de la caisse nécessite 5 cotisants pour 1 retraité, contrairement à ce qui est enregistré actuellement (2 cotisants pour 1 retraité). Comment sortir, à votre avis, de l'impasse ? Là aussi, il faudrait faire le bon diagnostic et distinguer entre pensionnés et allocataires, et entre droit direct et reversion. La démographie est favorable, mais c'est l'économie qui ne suit pas : en effet, les 20-64 ans sont estimés à 24,5 millions de personnes, alors que les 65 ans et plus, ne sont que 2,8 millions, soit un rapport de 8,7 personnes en âge de travailler pour 1 personne âgée de 65 ans et plus. Même si on comparait les 20-59 ans aux 60 ans et plus le rapport est de 5,6 pour 1. À notre sens, nous avons plusieurs types de problèmes à régler : nous avons l'un des taux d'activité de la population en âge de travailler des plus faibles au monde ! Parmi les actifs, la durée effective d'activité reste relativement faible, du fait d'une insertion différée dans le temps, d'une durée de chômage élevée et d'une sortie de l'activité précoce. Parmi les occupés, le taux de cotisants est faible, du fait de l'informalisation de l'économie. Comment donc relancer la croissance économique à même de booster la demande de travail de la part des entreprises ? Une croissance économique saine qui crée de l'emploi décent. La question légitime que nous posons est de savoir pourquoi la Caisse nationale de recouvrement des cotisations de la Sécurité sociale créée en 2006 (décret exécutif n°06-370 du 19 octobre 2006 portant création de la CNRSS) a été dissoute (décret exécutif n°15-155 du 16 juin 2015 portant dissolution de la CNRSS), sans même avoir été fonctionnelle réellement. Quel doit être, selon vous, l'ordre des priorités en matière de réforme du système des retraites ? La littérature sur les retraites distingue deux types de réformes : celle paramétrique (taux de cotisation, nombre d'années de cotisation, âge de départ à la retraite, taux de remplacement) et/ou systémique (plusieurs paliers). Si les réformes paramétriques peuvent être confiées aux technocrates, les réformes systémiques sont éminemment politiques. Qui dit politique, dit débat inclusif avec l'ensemble des acteurs socioéconomiques (opérateurs économiques, administration, syndicats, scientifiques, politiques, leaders d'opinions, journalistes). Bien entendu, on pourrait initier aussi des réformes hybrides. Toute la question est liée à des mécanismes institutionnels à mettre en œuvre pour initier ces réformes. Le CNES pourrait être le lieu où ces réformes seraient discutées. Il faudrait commencer par faire le bon diagnostic de la situation actuelle de notre système de retraite. Pour ce faire, il faudrait constituer des groupes de travail en faisant appel aux personnes ressources sur la base de leurs CV et non pas par cooptation et en leur permettant l'accès à toutes les données nécessaires à leur investigation. La seconde étape est celle de travaux prospectifs en faisant appel à nos actuaires, démographes, économistes pour modéliser plusieurs scénarii sur le court terme, le moyen terme et le long terme. L'Etat a frappé à la porte du Fonds national d'investissement (FNI) pour financer la CNR. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Dans les pays capitalistes développés, ce sont les fonds de pensions qui sont investis et non pas le contraire. L'Etat s'attelle à mettre en place la retraite complémentaire pour accroître la sécurité du salarié. Quels vont être les acteurs majeurs de ce régime ? Il y a toute une réflexion au niveau des institutions internationales pour initier des réformes systémiques. Ce qui est préconisé, c'est la mise en place de cinq piliers de retraite dans chaque pays afin d'assurer une couverture universelle pour toutes les catégories de la population. Le premier pilier consiste à assurer un revenu minimal à toutes les personnes âgées, financé par l'impôt, donc à partir du budget de l'Etat. C'est l'équivalent d'un minimum vieillesse qui remplacerait toutes les autres aides comme l'AFS actuellement ou les différentes indemnités complémentaires versées par la CNR. Le deuxième pilier est une retraite gérée par répartition et financée par les cotisations des travailleurs, c'est l'équivalent du système actuel. Le troisième pilier est le régime de retraite entreprise, géré par l'entreprise elle-même ou les représentants des salariés de l'entreprise. C'est une pratique ayant cours dans les grandes entreprises. Elle leur permet de disposer de fonds propres. Elle reste cependant risquée pour les travailleurs en cas de mauvais résultats ou même de faillite. Le quatrième pilier est un système de retraite par capitalisation volontaire et donc non obligatoire qui pourrait être confié à la CNR et garanti par l'Etat. Le cinquième serait une épargne placée librement par les individus auprès du secteur financier, selon les conditions du marché. Quel serait le poids de chaque pilier ? En fait, c'est toute l'architecture du système de protection sociale qui est à repenser. En effet, les lois de "juillet 1983" (lois 83-11,12,13,14 et 15) qui avaient renouvelé le système de l'assurance sociale préexistant, autour des principes d'unification des régimes et d'uniformisation des avantages, ont été conçues dans une conjoncture tout à fait différente de celle que nous vivons. L'Algérie a connu depuis une transition plurielle, tant sur le plan économique, démographique, épidémiologique, social que politique. L'émergence du secteur économique privé, l'allongement continu de l'espérance de vie à 60 ans, l'augmentation de la prévalence des maladies chroniques, les multisyndicalisme et multipartisme ne peuvent être ignorés dans l'élaboration d'un nouveau contrat social.