Plus de veillées ni de processions funèbres. Le rituel qui accompagne les décès n'est plus possible en ces temps de corona. Les familles et proches des disparus sont plongés dans une double douleur. À la tragédie de la perte d'un proche s'ajoute la peine d'un enterrement dans la solitude. Récit... "Le ciel m'est tombé sur la tête. Mon père est mort et je ne peux même pas le voir une dernière fois ni assister à son enterrement". Inconsolable, Samia ne sait plus à quel saint se vouer. Une double tragédie pour cette femme originaire de Blida et qui vit à Constantine depuis qu'elle s'est mariée. Sa douleur est incommensurable. "Comment puis-je continuer à vivre quand je ne peux pas pleurer dans les bras de ma mère et de mes sœurs ! Je déprime toute seule sans personne pour me consoler, je ne peux pas me rendre à la maison de mon père", témoigne-t-elle. La mort dans l'âme, elle est contrainte d'enlacer la photo de son papa. Impossible de faire son deuil. À la tragédie de la perte d'un proche se greffe la peine de ne pouvoir l'accompagner à sa dernière demeure. La pandémie de coronavirus qui emporte sur son passage des vies humaines plonge les familles dans un deuil en solitude. Un drame qui s'ajoute au drame. Les veillées funèbres qui ont vocation à atténuer la douleur des familles s'estompent, le rituel mortuaire est devenu impossible et les proches sont tenus à distance pour laisser le défunt face à lui-même. C'est dans cette ambiance doublement cruelle que Manar a vécu la disparition de son oncle maternel survenue cette semaine. Bouleversant. "Mes deux oncles ont dû se débrouiller seuls pour porter le cercueil de la morgue de l'hôpital Mustapha-Pacha vers le cimetière d'El-Alia. C'était dur pour eux de supporter le poids du cercueil et celui de la douleur. Mon défunt oncle était bien portant. Ils avaient du mal à avancer, heureusement qu'au bout de quelques mètres, un infirmier s'est proposé de les aider jusqu'à l'ambulance", raconte-t-elle. Mais ils n'étaient pas au bout de leur souffrance. Une fois arrivés au cimetière, ils se retrouvent encore seuls pour procéder à la mise en terre. Les pompes funèbres se contentent de creuser la tombe, à eux de mettre le cercueil en terre. "La maison du défunt est déserte, les proches et les amis ne pouvant se déplacer, ils présentent leurs condoléances par téléphone. Quand aux voisins, ils nous témoignent leur compassion de loin", raconte encore Manar, la gorge nouée. Paralysée par un sentiment d'impuissance, Ghania est témoin d'une une autre tragédie qui a endeuillé sa voisine qui venait de perdre sa mère. "J'ai de la peine pour elle. Comment la consoler si je ne peux pas la prendre dans mes bras. Comment présenter mes condoléances à une personne dans ces conditions ; c'est insoutenable", se confie-t-elle. L'impact psychologique pèse sur les familles et les amis des personnes décédées. "Quand un proche est hospitalisé, on ne peut pas lui rendre visite pour éviter la contamination. Si la maladie lui est fatale, le dernier au revoir se fait souvent au pied de l'ambulance ou sur le seuil du service des urgences", se désole Toufik qui vient de perdre un cousin. De la morgue au cimetière Il y a une semaine, la tante de Fatiha — vivant à Alger — a rendu son dernier souffle des suites d'une longue maladie. La cérémonie de son enterrement s'est déroulée loin de ses proches. Seuls ses fils et quelques neveux portant des bavettes et tout en respectant scrupuleusement les consignes de distanciation, ont pu accompagner le cortège funèbre. "Avec mes sœurs et quelques cousins, nous nous sommes contentés d'appeler la famille et de leur demander de nous pardonner de ne pas avoir pu venir de peur d'être contaminés. Ses enfants semblaient compréhensifs. Les voisins ont présenté leurs condoléances à distance. Triste situation qui nous contraint à dire adieu à ceux qu'on aime par téléphone", lâche-t-elle avec amertume. Impossible de faire autrement si l'on veut éviter la contamination. "Il y a quinze jours, une famille a enterré une femme âgée de 51 ans. Une semaine après son frère testé lui aussi positif a rendu l'âme. C'était angoissant pour toutes les personnes qui ont assisté à la veillée mortuaire", nous confie Yamina de Blida. à la morgue c'est une autre histoire tragique qui se déroule pour récupérer les dépouilles. Dans l'urgence, les hôpitaux sont contraint de revoir tout le processus de rapatriement. Au centre hospitalo-universitaire de Beni Messous (Alger), c'est toute une bataille qui est livrée pour éviter le risque de contamination. Le Pr Madjid Bessaha, chef du service de médecine légale de cet établissement, nous raconte le quotidien mortuaire. "La toilette religieuse est proscrite chez les personnes décédées des suites de contamination au corona. Ils doivent être remis aux parents après une mise en bière et scellé du cercueil par la police et le corps toujours dans la housse. Les corps prélevés pour suspicion d'infection ne doivent être remis qu'après résultats du prélèvement post-mortem. La surface externe de la housse doit être désinfectée après fermeture. Nous préconisons au maximum quatre personnes en raison de la charge importante du cercueil, en respectant les règles d'hygiène nécessaires tels que port de gants et de bavettes à usage unique". Le professeur raconte que les proches arrivent à la morgue "complètement désemparés, n'osant pas s'approcher du cercueil ou le porter jusqu'à l'ambulance qu'ils louent la plupart du temps chez des entreprises privées spécialisées dans le domaine". Et dans le cas où le décès survient à la maison, le corps est récupéré d'urgence pour subir la même procédure de désinfection et de mise sous scellés dans un cercueil en bois recouvert à l'intérieur de métal. "La housse étanche est fournie par l'hôpital, mais pas le cercueil qui est à la charge de la famille", précise ce professeur en médecine légale. Un autre coup infligé aux familles qui se le procurent auprès de l'établissement de gestion des pompes funèbres et cimetières se trouvant près du cimetière d'El-Alia. Pour le transport vers le cimetière, elles sont contraintes de solliciter les services d'une entreprise privée de pompes funèbres. "On est dans le domaine depuis 15 ans pour le rapatriement des corps de l'étranger en vue de leur acheminement dans leurs villages natals. Mais actuellement avec cette épidémie, on a une surcharge de travail. Rien qu'aujourd'hui (lundi 6 avril) on a enterré trois personnes de Bainem et effectué un convoi vers Bordj Bou-Arréridj sous escorte de la police", nous assure Hadj Ali Allali, propriétaire de cette entreprise. Deuil traumatique Il est vrai que psychologiquement c'est pénible. Cela pourrait provoquer des traumatismes. "Être seul face à un corps sans vie, sans proches vous fait ressentir une double souffrance. Un sentiment de vulnérabilité et de culpabilité. Vulnérable parce que nous sommes seuls face à la mort, personne n'est là pour vous réconforter et rassurer. On culpabilise parce que le mort est enterré sans les rites qui traditionnellement accompagnent la disparition", analyse le professeur en psychologie Cherifa Bouatta. Elle rappelle que dans notre société "les décès sont un moment où nous sommes entourés et accompagnés dans notre douleur. C'est tout un cérémonial qui va du repas du troisième jour jusqu'aux visites au cimetière". Une sorte de catharsis. "En l'absence de ce rituel, on peut en effet parler d'un deuil traumatique", fait observer Mme Bouatta. Il faut du temps pour s'en remettre. Selon elle, "certaines personnes peuvent, après un temps plus ou moins long, se tourner vers d'autres investissements alors que d'autres n'arriveront pas à s'en remettre. D'où la nécessité de voir un spécialiste pour pouvoir verbaliser ce qu'on ressent…"