Professeur émérite de l'université Montpellier 3, spécialiste des expressions minoritaires de langue française, notamment judéo-maghrébine, Guy Dugas dirige la collection "Les petits inédits maghrébins" aux éditions El-Kalima. Cette série propose de nouveaux textes de Dib, Sénac ou encore Chraïbi, restés jusqu'alors dans les tiroirs. Liberté : Vous dirigez le Fonds Patrimoine méditerranéen, qui comporte des archives d'écrivains comme Emmanuel Roblès, Armand Guibert, Amrouche et bien d'autres. Comment s'est constitué ce fonds et quels en sont les objectifs sur le long terme ? Guy Dugas : Ce fonds littéraire a été constitué dès mon arrivée à Montpellier, en 1995, d'abord pour des raisons pédagogiques : je me passionne depuis toujours pour la génétique textuelle – qui s'intéresse à la façon dont une œuvre se génère, naît progressivement à travers toute une archive d'écrits, brouillons, reprises, notes, correspondances, etc. Une première opportunité s'est présentée lorsqu'après les rencontres de Marseille (Sénac, 1984, puis Amrouche, 1986), le Fonds littéraire méditerranéen qu'avait souhaité y créer Edmonde Charles Roux n'a pas survécu à des dissensions politiques locales. Appuyé par Edmonde Charles-Roux, devenue marraine du fonds naissant, j'ai alors pu récupérer, après accord de la présidence et de la direction de la bibliothèque de l'université Montpellier 3, par conventions passées avec les ayants droit, les archives laissées partiellement ou totalement en déshérence par la ville de Marseille. Par la suite, d'autres fonds sont venus s'agréger à cet apport initial : Maurice Monnoyer et L'Effort algérien dès 1998, plus récemment Jean-Pierre Millecam, enfin tout dernièrement un petit, mais très intéressant fonds Sénac dans lequel j'ai puisé beaucoup d'inédits pour le dossier Sénac que j'ai constitué dans le dernier numéro de la revue Europe. Pendant la vingtaine d'années qui ont suivi, j'ai dirigé plusieurs thèses sur la base de ces archives et j'ai animé au niveau master un atelier de génétique textuelle qui passionnait les étudiants et m'a permis de nouer le contact avec l'ITEM (Institut des textes et manuscrits), un gros laboratoire de génétique textuelle lié au CNRS et à l'ENS auquel je continue d'être associé dans l'énorme travail de publication génétique et critique de l'œuvre complète d'Albert Memmi. Vous êtes également le directeur littéraire de la collection "Petits inédits maghrébins (PIM)" des éditions El Kalima. La particularité de ces livres de poche est de faire découvrir des textes très peu connus, voire inédits, de Dib, Sénac, Roblès, Chraïbi et bien d'autres... À la fin du premier semestre 2020, nos PIM en sont à leur numéro 10, au rythme de 4 volumes par an depuis 2018. En accord avec la direction des bibliothèques, des propriétaires des fonds et des ayants droit, il s'agit de valoriser les nombreux fonds d'archives littéraires publics ou privés en mettant à disposition du plus large public, à prix très accessible des textes rares ou inédits (il y a toujours au moins un inédit dans chaque volume), présentés par des spécialistes reconnus. En nous associant pour la maquette et la couverture avec Hamid Tibouchi, plasticien de talent, nous avons aussi souhaité produire de jolis petits livres que chaque collectionneur sera fier de conserver dans sa bibliothèque. Comment s'est faite la découverte de ces archives, et pourquoi sont-elles restées dans l'ombre aussi longtemps ? On ne s'intéresse généralement qu'à l'œuvre publiée. C'est le sort des archives de rester dans l'ombre, même celles des œuvres les plus diffusées. D'ailleurs, toutes nos méthodes d'approche, notre enseignement de la littérature, tout dans notre formation à la lecture nous conduit à négliger les chemins qui mènent à l'œuvre pour ne focaliser que sur les œuvres publiées, et de préférence celles qui ont été consacrées. Par ailleurs, la recherche des avant-textes et le travail sur un texte manuscrit est souvent très fastidieux : obtenir des autorisations, se soumettre aux horaires et contraintes de l'endroit où il est déposé, parvenir à le décrypter – tout cela rebute nombre de jeunes chercheurs qui recherchent avant tout... la facilité ! Ces textes non publiés donnent-ils un nouveau regard sur leurs auteurs ou sur l'écriture maghrébine en général ? La révélation d'un texte non publié ajoute toujours à une œuvre. Voyez ce que la publication largement posthume du Premier homme, roman inachevé, a pu apporter à la connaissance de Camus sur qui l'on croyait tout savoir ! En dépit de la notoriété qu'ils connaissent, nous avons encore tant à découvrir sur certains auteurs comme Jean Sénac ou Isabelle Eberhardt. Sans parler de la découverte pure et simple d'auteurs comme Armand Guibert ou Jean Amrouche qui ont toujours fait passer d'autres causes ou l'œuvre d'autrui avant leur propre production et restent de ce fait des écrivains méconnus, sauf à puiser dans leurs archives ou correspondances. Quant à cette notion d'"écriture maghrébine", je m'en méfie terriblement. J'ai déjà eu l'occasion de le mentionner : dans l'expression "Inédits maghrébins", l'adjectif maghrébin est utilisé dans son sens le plus extensif, c'est-à-dire tout ce qui touche au Maghreb pré-colonial, colonial ou post-colonial. Ce qui m'autorise à publier Khadidja de Montherlant, dont certains lecteurs n'ont pas manqué de me signaler qu'ils ne le considéraient pas personnellement comme maghrébin, ce qui est leur droit le plus strict. À combien estimez-vous le nombre de textes encore inconnus des écrivains algériens des premières générations ? Il est bien évidemment impossible d'estimer le nombre de textes inconnus du public. Vous avez vu que nous avons retrouvé des textes inédits de Dib, Roblès, Sénac, Chraïbi... Par ailleurs, des pans entiers de l'œuvre de certains écrivains comme Rabah Belamri, Jean Pélégri, Gabriel Audisio ou Malek Haddad restent à découvrir dans des endroits connus ou encore inconnus de nous, sans compter les écrivains eux-mêmes inconnus ou injustement tombés dans l'oubli : Albert Truphémus, Maximilienne Heller... En mai dernier, Albert Memmi disparaissait. Il était une figure de l'anticolonialisme et un écrivain très préoccupé par les conditions socio-politiques de ses compatriotes. Que retient-on aujourd'hui de son œuvre ? Cela fait plus de 40 ans que je travaille sur Albert Memmi. Romancier, poète et sociologue des dominations et des dépendances, il restera, qu'on le veuille ou non, une figure maghrébine majeure. Mais il ne faut pas oublier que son existence et sa pensée s'inscrivent au sein d'une minorité, la communauté judéo-maghrébine, laissée-pour-compte de l'Histoire précoloniale et coloniale et que le sentiment d'un malheur d'être juif, puisé à cette Histoire, mais, plus largement parlant, aussi à l'Histoire récente des juifs d'Europe et de la Shoah, l'a profondément marqué. Au Maghreb, où toute personne favorable à l'Etat d'Israël est jugée sioniste, on a tendance à le rejeter à cause de ses prises de position en faveur d'Israël ou de sa participation à des mouvements de jeunesse sionistes. Mais quel jeune juif se comportait autrement, dans la Tunisie ou le Maroc coloniaux ? Mais au-delà, que sait-on des prises de position de Memmi sur les entreprises colonialistes d'Israël, sur son action au sein du mouvement "La paix maintenant" ? À ce niveau-là encore, il vaut donc mieux attendre, avant de juger, la publication de ses archives inédites. Par ailleurs, on a affaire avec Memmi à une pensée humaniste et laïque, infiniment critique et autocritique, sans compromission ni faux-semblants : il a notamment exprimé des doutes sur les décolonisations (Portrait du décolonisé, 2007), plus récemment sur l'avenir des printemps arabes. Or les nations jeunes, comme le sont celles d'Afrique, n'aiment pas se regarder en face, préférant renvoyer l'opprobre sur leurs propres minorités ou sur l'étranger, colonisateur ou néocolonisateur. Memmi, dès ses premiers écrits, avait entrepris de réaliser, au travers de textes fragmentaires, son propre portrait et celui de sa famille. L'on retrouve ce même cheminement dans Portait du colonisé et dans La statue de sel... Effectivement, le projet d'Albert Memmi fut de partir de sa propre condition (Portrait d'un Juif) et de sa propre expérience, celle d'une enfance doublement minoritaire en pays colonisé (La statue de sel), puis d'une tentative d'assimilation à la puissance dominante : adoption de sa langue, mariage avec une Française catholique (Agar) – pour aboutir, à travers un genre, le portrait, qu'il a forgé pour son usage personnel, à une peinture globale de l'homme dominé. Il convenait lui-même qu'il n'avait pas totalement réussi dans cette tentative – du moins aura-t-il, je le crois, fait avancer la réflexion sur maintes questions graves de notre temps, du racisme au sexisme, en passant bien sûr par colonisation et décolonisation, sans oublier un détour vers la dépendance. Memmi est-il arrivé, in fine, sinon à accepter, du moins à comprendre grâce à son écriture, sa condition de colonisé, sa double culture et identité et ses "déchirures" comme vous les appelez ? Après Albert Memmi, écrivain de La déchirure, publié au Canada en 1984, auquel vous faites ici allusion, j'ai publié une autre étude sur Memmi que j'ai intitulée Du malheur d'être juif au bonheur sépharade (éd. du Nadir, Paris, 2002) dans laquelle je montrais une évolution chez lui de cette omni-conscience d'un malheur juif qui lui a beaucoup été reprochée, y compris par les juifs eux-mêmes, vers une recherche plus personnelle, plus égoïste, d'un bonheur fragmentaire, au quotidien. Recherche qui l'a conduit dans les années 90 à renoncer à "changer le monde en le maîtrisant" pour adopter un nouveau genre, celui du fragment, de courts billets sur des sujets philosophiques ou de savoir-vivre, qu'il donnera à divers journaux, avant de les recueillir chez Arléa dans un ensemble de trois petits volumes titrés "Trois bonheurs". Memmi, philosophe de formation, était aussi très proche de Jean Amrouche qui était son professeur de littérature. Il dit être arrivé à "Rendre compte de la vie et de son vécu" par le prisme littéraire sous son influence... Oui, Jean Amrouche a non seulement contribué à la formation, à l'orientation littéraire de Memmi, mais il a aussi joué un rôle de tuteur, notamment lorsque celui-ci arrive en France en 1946, malade et sans argent, et qu'il l'oriente vers un sanatorium dans les Alpes tout en tentant de lui mettre le pied à l'étrier dans la revue L'Arche dont il assure la direction et auprès de l'éditeur Charlot. Sans succès puisque cet éditeur va faire faillite. Mais c'est encore lui qui, un peu plus tard, après que Memmi lui eut donné à lire le manuscrit de son premier roman, va lui fournir une liste d'entrées chez des éditeurs parisiens. Mais Amrouche va aussi jouer un rôle malgré lui dans l'orientation de la pensée de Memmi : placé lui aussi entre deux cultures, ayant dû vivre l'exil parce que né catholique dans un milieu musulman, il restera dans l'esprit de Memmi l'incarnation du minoritaire, incapable de trouver place dans l'édification de la nation naissant d'une décolonisation qu'il aura pourtant voulue et aidée de toutes ses forces. Au bout du compte, quoique aimé et admiré par Memmi, Amrouche, homme d'action frustré, mais homme de plume jamais affirmé, sera pour lui une sorte d'anti-modèle de ce qu'il voudra lui-même devenir. Propos recueillis par : Yasmine Azzouz