A côté des manuscrits d'écrivains de dimension universelle... On commence à s'intéresser aux archives des écrivains algériens inexploitées, dispersées et parfois en grande souffrance. Une équipe franco-algérienne (dont l'auteur de ces lignes), regroupée au sein de l'ITEM (CNRS-France) dirigé par Claire Riffard et de l'IRIEC (Montpellier III) présidé par Guy Dugas s'attelle, depuis 2011, à valoriser ce patrimoine littéraire insoupçonné dans le cadre d'un vaste programme de coopération dénommé Manuscrits Francophones du Sud. Après les archives de Jean Sénac (1926-1973) déposées en grande partie en 1975 à la Bibliothèque nationale d'Algérie (par donation du légataire) et partiellement en 1981 à la bibliothèque municipale de Marseille ; après celles de Jean Amrouche (1906-1962) remises en 1984 par ses ayants-droit à cette dernière institution devenue Bibliothèque de l'Alcazar (un certain nombre de ses articles dans des journaux ou revues sont conservés toutefois à Montpellier III parmi les archives Armand Guibert du Fonds Emmanuel Roblès-Patrimoine méditerranéen) ; après celles de Kateb Yacine (1929-1989) dont une infime partie du patrimoine archivistique existant en France a été entreposée en 2004 par Charles Bonn à l'Institut Mémoires de l'Edition Contemporaine (de nombreux documents demeurent en Algérie chez les membres de la famille) ; voici que les archives de Mohamed Dib (1920-2003) sont entrées — par volonté de sa veuve — à la prestigieuse Bibliothèque nationale de France, le 24 juillet 2012, sous le numéro 28.679, à la section Archives et manuscrits (archivesetmanuscrits.bnf.fr). Elles figurent à côté des manuscrits illustres de Victor Hugo, Gustave Flaubert, Louis Aragon, Claude Lévi-Strauss, Amin Maalouf, Salah Stétié, etc. Cet important don archivistique de Dib comprend 48 boîtes standard, chacune pouvant contenir jusqu'à 800 feuillets, en cours d'inventaire et de numérisation par la conservatrice Isabelle Mette (*), seul maître d'œuvre et d'ouvrage de cette opération dont l'achèvement est prévu en décembre 2015. Il concerne la période de l'écrivain à compter de Qui se souvient de la mer (1962) jusqu'à sa mort en 2003 et son ultime livre posthume (recueil de nouvelles et essai) Laëzza (2006). Cela s'explique par le fait que, sur injonction de la police coloniale, Dib quitta l'Algérie en juillet 1959, aidé par des amis écrivains pour se réfugier en France, laissant les archives et documents relatifs à ses premières œuvres (notamment la trilogie Algérie) dont ne furent retrouvés plus tard que quelques fragments de L'Incendie (1954), disponibles à la BNF. Si Qui se souvient de la mer et Cours sur la rive sauvage n'existent que sous forme de dactylogrammes, Le Talisman (1966) et surtout La Danse du roi (1968) puis le reste de l'œuvre qui suit — y compris des inédits, particulièrement des poèmes — comprennent plusieurs états successifs : notes préparatoires, manuscrits autographes, versions dactylographiées (avec plusieurs redistributions intermédiaires), épreuves, brouillons et documents divers. Quel émerveillement que d'entrer dans la genèse, sinon l'intimité de l'acte créateur de Dib ! L'auteur écrivait généralement sur de simples cahiers scolaires de 96 p, sans doute comme Mouloud Feraoun, en souvenir de son passé d'enseignant. Au verso des feuilles, on peut découvrir des extraits de correspondances, des dessins ou gribouillis d'enfants, des écrits greffés dans des pages de tapuscrits surchargés de corrections et ajouts lisibles, des traductions personnelles du Coran et d'expressions du terroir algérien disséminées dans les livres de l'auteur. On remarque ainsi que Dib a réalisé un travail considérable de métamorphoses et redistributions de ses textes, parfois sur plus d'une vingtaine d'années. Par ailleurs, et plus inattendu, on enregistre des interactions entre les œuvres et les genres : un personnage et une intrigue de La Danse du roi (1968, roman) se retrouvent dans Mille hourras pour une gueuse (1980, théâtre). Les Fiancés du printemps (1963) et Le Désert sans détour (1992) — à l'origine de pièces de théâtre — deviennent, la première, scénario de film et, la seconde, roman. Des poèmes se déplacent et se déploient en prose romanesque et inversement. Enfin, en matière de titres, l'auteur a procédé à de multiples changements progressifs tel celui du recueil poétique Le Cœur insulaire (2000), auparavant Les Fastes d'août puis Criées. Le fonds archivistique Dib (à l'instar de celui d'autres écrivains algériens) offre d'immenses horizons de recherche et d'édition. Il y a au préalable l'analyse génétique d'un texte, d'un ouvrage, de l'œuvre entière peut-être, un terrain vierge en Algérie, et ce, sans compter l'exploitation des multiples corrections apportées par Dib à certaines rééditions de ses livres. Cette action scientifique ne peut mener qu'à une formation de chercheurs (en génétique textuelle et en archivistique) et des publications visant à promouvoir et, sans doute, à reconsidérer sous un angle nouveau les plis de l'écriture dibienne et, partant, une œuvre-vie devenue universelle. Dans cette optique, il est fait appel à des institutions algériennes spécialisées pour découvrir, participer et mener à terme un projet de longue haleine. Enfin, une exposition des manuscrits de Dib est prévue en 2020 à la BNF, pour le centenaire de sa naissance. Quel programme de travail (et chance !) pour la nouvelle génération de thésards et de chercheurs !
Signalons l'importante étude d'Isabelle Mette, «Les manuscrits de Mohammed Dib : une invitation à explorer les chemins de la création littéraire», Barcelone, Expressions maghrébines, volume 12, n° 2, 2013.